Petite chronique d’une histoire vraie

Temps de lecture 16-21 minutes

Chronique publiée le 27 mars 2020, mise à jour 12 décembre 2020

La circulaire de Grand-Papa

Elle venait égayer chaque semaine la boite aux lettres de nos parents et de ma très nombreuse famille répartie sur les cinq continents. C’était devenu au fil du temps, aussi systématique que la parution à jours fixes, des magazines d’actualités à la mode et auxquels les gens cultivés s’abonnaient. Sauf que là, l’abonnement était d’office et gratuit. Avec un style d’écriture propre à son rédacteur, elle donnait des nouvelles des uns et des autres mais pas seulement. Son nom : « La circulaire ». Son auteur, mon Grand-père.

Avant d’entamer le récit, il est utile d’opérer un petit écart sur le déroulement de cette histoire. Il faut que je vous glisse quelques clés au sujet de l’auteur de cette fameuse circulaire : mon Grand-père.  Bien sûr c’est un être très cher à mon cœur que j’ai adoré et admiré. C’est aussi un personnage, hors du commun, haut en couleurs, parfois paradoxal, toujours surprenant et grand résistant. Médecin, militaire de son état, Général, mais aussi frère d’un objecteur de conscience qu’il avait personnellement et officiellement soutenu.


Moi l’antimilitariste patenté, occupant mes vacances d’été à camper sur le Larzac pour lutter contre le projet d’extension du camp, « Gardarem Lo Larzac », j’aimais ce gaulliste, résistant de la première heure qui opéra dès 1940 et fut en première ligne du débarquement de Provence. Sans que jamais il n’en fit état, intuitivement, j’ai toujours su que c’est à cette trempe d’hommes et de femmes, que je dois la liberté à laquelle je suis si férocement attaché. Secret, modeste, il n’a jamais eu de velléité à faire état de ses faits de guerre, ni de son courage, ce qui dans l’esprit du môme curieux que j’étais, laissait une bonne part de mystère qu’il me fallait tenter de dévoiler.

De Gaulle, seul sujet sur lequel je ne me suis jamais aventuré à plaisanter avec lui. Peut-être, venant de la part d’un petit-fils, l’aurait-il bien pris, mais face à cet homme que j’admirais, il ne m’est jamais venu l’idée de frôler ne serait-ce que d’une once l’irrespect. Je le savais capable d’une grande fermeté, d’intransigeance et d’autorité et pour tout dire il m’impressionnait fortement. En 68, alors âgé de 10 ans, il était revenu à mes provinciales oreilles, une histoire d’échauffement soudain entre les générations lorsque ses trois derniers enfants furent soixante-huitards et postés derrière quelques barricades du quartier latin. Évidemment, médecin avant tout, il a toujours soigné sans rechigner les blessés de tous les bords.

Dès l’enfance, sans en connaître réellement les raisons, j’avais le sentiment d’avoir en face de moi un grand homme. Pourtant il faisait tout pour le cacher. Se donnant un air désinvolte, il n’était pas rare de le voir vêtu de vieux vêtements, se servant d’une ficelle en guise de ceinture. Il usait voire abusait d’un sens aigu de la dérision. Médailles[1], uniformes, faits glorieux, il n’a jamais arboré ces distinctions ni raconté de lui-même cet épisode guerrier, néanmoins, il m’a toujours volontiers répondu, glissant à chaque fois dans une dialectique bien à lui et toujours teintée d’humour.

[1] Commandeur de la Légion d’honneur. Compagnon de la Libération. Grand Officier de l’Ordre national du mérite. Croix de Guerre 1939-1945. Officier des Palmes académiques. Il est décédé à Sanary sur mer en mars 1980.

C’était systématique, on savait que dans ses récits, il minimisait le danger, qu’il masquait volontairement le courage, qu’il transformait les faits, surtout les plus héroïques, en de simples banalités. Comme un réflexe, dès qu’un événement risquait de le glorifier, il s’évertuait aussitôt à détruire le mythe naissant, comme s’il était important que les choses et les gens soient remis à une juste hauteur, celle de la modestie et de l’humilité.

Je me souviens d’un après-midi d’été exceptionnel. Je devais avoir 15 ou 16 ans, juste après le café, où nous étions tranquillement avachis chacun dans son douillet fauteuil en cuir. Nous échangions habituellement rarement sur autre chose que la vidéo et la photo qui étaient des passions communes. Mais là, je ne sais pas pour quelle raison, ni ce qui a piqué ma curiosité ou encore ce qui m’a poussé à oser aborder le sujet. Est-ce un livre posé sur une table ? Un titre de journal ? L’annonce prochaine de la visite d’un compagnon de la libération ? Toujours est-il que pour la 1ère fois, je me suis surpris à vouloir savoir. A ma demande et peut-être est-ce la seule fois où il me retraça l’histoire du débarquement en Provence.

Je n’ai pas tout retenu, sauf qu’à peine débarqués sur la plage, ils sont bombardés. Immédiatement, par réflexe, explique-t-il, il s’allonge sur le dos. Ces yeux scrutent le ciel. Le voyant ainsi sur le sable, son aide de camp s’empressa de lui conseiller de se mettre en protection en se retournant sur le ventre et de se couvrir la tête avec ses mains.

– « Sais-tu ce que je lui ai répondu ?

– Ben non

– Je reste comme ça, je veux voir la mort en face ! ».

Il dégoupille un tube métallique d’où il sort un gros cigare corona, puis après l’avoir allumé selon un rite précis, tout en lâchant des ronds de fumées dont il avait le secret, il ajoute,

– « mais en fait ce n’était pas vrai, je suis médecin, je sais qu’un éclat d’obus dans le visage ça défigure, alors que dans la nuque, sa tue immédiatement !».

Je ne m’attendais évidemment pas à une telle réponse. Pourquoi me dit-il, à moi, un de ses petits-fils parmi un grand nombre, ce qu’il n’a pas dit à son aide de camp. J’avoue qu’un moment je me suis senti en possession d’un secret, et je me sens honoré. Du coup, j’ose poursuivre mon questionnement. J’y vais carrément, même si je sais que le sujet est risqué surtout qu’il sait que je suis enclin à regarder du côté des rouges voir même des anars.

– « Ça a dû être difficile de choisir son camp ? Comment es-tu devenu Gaulliste ? »

A son regard, je pense que mes questions le surprennent mais aussi l’amusent beaucoup sans que pour autant il ait envie de s’étendre sur le sujet. Avait-il déjà eu l’occasion de s’exprimer sur ce choix, sans fard, ni conventions ? Je pense que je ne le saurai jamais. Probablement pour faire planer un peu de suspens et me faire languir, il tire à nouveau une bouffée sur son cigare, lâche quelques ronds de fumées, fait mine de se rasseoir puis s’enfonce à nouveau profondément dans le cuir. Je ne suis pas très à l’aise. J’ai pleinement conscience d’aborder un thème dont je ne sais pas où il va nous mener, ni quelle sera sa réaction. La question est importante pour moi. C’est une véritable interrogation personnelle. Si cela devait arriver, que ferais-je ? Même si je suis impatient de l’entendre, j’avoue un brin d’anxiété.

 Sur un ton à la fois grave et enjoué, après avoir pris son souffle, sa voix se mit à me compter l’histoire, son histoire, sûrement celle qu’il veut que je connaisse et que je répète.

– « C’est l’aube, nous sommes en Afrique du nord, sous tentes avec une chaleur accablante, le soleil se lève à peine. Je suis réveillé brutalement, sorti de mon lit par un type qui pose un revolver sur ma tempe et me donne 30 secondes pour répondre à la question suivante. – Tu es pour Pétain ? Dans ce cas, tu es un traître et on te fusille de suite ou tu rejoins De Gaulle ?

– Et bien tu connais ma réponse.« 

Son visage ne trahit aucune expression particulière, sans me laisser le temps de digérer la réponse et de dire quoi que ce soit, il rallume son cigare et prend son journal pour m’indiquer que la conversation est terminée. Inutile de préciser, qu’estomaqué, je suis incapable de répondre autre chose qu’un sincère « merci ».

Personnellement, je ne connais nullement la réalité de l’histoire. Si je la raconte, c’est pour parfaire le portrait de cet homme dont  je suis certain que jamais il ne s’est laissé dicter quoique ce soit par qui que ce soit pour ce qui touchait à ses convictions et son éthique. Pistolet ou pas, ne souhaitant pas s’étaler sur un choix qui pour lui était peut-être évident, il a préféré me conter une version qui comme toujours minimisait élégamment ses qualités, ses engagements et son courage. Il n’est pas non plus impossible que cet artifice lui offrait un moyen efficace de clore le sujet et d’éviter que je relance mon  questionnement insistant dont il me savait capable. Enfin, c’est sûrement un conseil qu’il voulait me donner en utilisant cette image forte. Choisir selon ses convictions quel qu’en soit le prix. J’avoue que ce formidable moment m’a marqué, souvent j’y repense. Encore aujourd’hui, j’imagine que mes décisions en sont influencées.

Sur tous les autres sujets, même et peut-être surtout les plus intimes, l’homme aimait beaucoup provoquer et déstabiliser y compris ses proches. Il n’avait pas peur de choquer. Je crois même qu’il adorait ça. Ces moments emplis d’humour et d’ironie étaient pour moi délicieux. Je prenais des cours. Simple spectateur, mais connaissant ses capacités, que dis-je ses compétences dans le domaine, j’assistais à ces estocades aux convenances, ses empêchements de tourner en rond à la bienséance. Je crois qu’il avait un dégoût profond de l’hypocrisie et une grande honnêteté intellectuelle le poussant à dire sa vérité même si elle dérangeait.

Mais revenons au sujet de cette histoire. Je ne sais quand eu lieu la première missive, probablement étions nous encore enfant ou pré ado que Grand-Papa, c’est ainsi qu’on l’appelait nous ses petits-enfants, tel un journaliste, au fil de la semaine, cherchait, enquêtait, recoupait, triait avec délectation les informations qui rempliraient sa chronique familiale hebdomadaire : la fameuse circulaire. Par téléphone, courrier, rencontres, il faisait sa récolte des croustillantes anecdotes qu’il écrivait ensuite de sa main et avec sa plume sur plusieurs pages.

Auteur libre, sans aucune contrainte, sans limite fixée par une charte éthique corporatiste, il racontait à sa manière son histoire, la nôtre, celle de notre roman familial. J’imagine que lorsque cela manquait de relief, de mordant, de piquant, que cela risquait de sonner creux, il rajoutait à son récit la juste dose du piment dont il avait le secret. Sa missive était destinée à sa « smala », comme il appelait ses enfants et assimilés.

Un remariage, avait fait de cette déjà grande famille, une famille nombreuse. Pour ne pas avoir à écrire puis dupliquer ensuite à la main l’original, il avait acquis un petit photocopieur. Je pense qu’il n’était pas adepte de la machine à écrire, je n’en ai jamais vu chez lui et encore moins du papier carbone.

Je n’ai pu lire que quelques exemplaires, soigneusement archivés par ma mère. Conservés probablement parce qu’ils représentaient un échantillon remarquable du style de l’auteur mais aussi qu’ils étaient dépourvus de reproches, ou d’allusions négatives à notre encontre. Grand-Papa avait l’humour à l’acide qui découpait les conventions comme un chalumeau déchire une tôle d’acier. Son écriture était à son image : corrosive. Pour certains ça brûlait. D’autres en étaient totalement défrisés.

D’ailleurs des « tôles » tout le monde en prenaient. Je me demande même si chaque semaine, l’impatience, que dis-je, la fébrilité qui régnait autour de la boîte aux lettres, à l’approche du jour possible de son arrivée, n’étaient pas plus de l’anxiété qu’une réelle attente des nouvelles. Frénésie à être le premier à ouvrir la boîte en métal, pour vite savoir si oui ou non, cette semaine, nous sommes concernés par quelques « vacheries ».  Comme autant de peau de banane, quelles sont les mauvaises surprises qu’il a couchées sur le papier. Ce qui est certain, c’est que nous les enfants, reconnaissions sa missive entre toutes les lettres. L’adresse trahissait l’écriture de Grand-Papa. Jamais, sauf à ce qu’une de mes sœurs ne me l’ait pas encore avouée, nous aurions osé la décacheter et lire son contenu. Surement pour nous protéger aussi des vraies et sérieuses mauvaises nouvelles qu’elle pouvait parfois contenir, la lecture de la circulaire ne se faisait, à la maison, qu’avec l’autorisation des parents. C’est ainsi que personnellement, j’ai un profond regret, celui de ne jamais avoir lu celle qui me concernait.

C’était un été, je venais d’avoir 18 ans, j’avais emmené mes amies et amis passer une joyeuse semaine dans l’appartement magnifique que nous prêtaient Grand Papa et Grand-Maman. Dominant la baie de Sanary-sur-Mer, en bout de corniche, au 6ème étage sans ascenseur avec une terrasse panoramique. Lieu d’où j’ai pris la plupart des photos illustrant cet écrit. Ils l’avaient quitté pour un plus confortable, doté d’un ascenseur, plus près du centre-ville, juste en lisière du port. Évidemment, à notre âge, en plein émoi, la grosse chaleur aidant, on fit la java plusieurs fois. Je me rappelle surtout d’un soir où le premier ministre de VGE, Monsieur Chirac, démissionna.  Nous, jeunes gauchistes aux cheveux longs mais aux tenues courtes, nous ne pouvions point l’encadrer.

S’il fallait un prétexte, ce soir-là la démission en fut un. Ce fut la fête sur le petit port, en bord de cette belle Méditerranée. Nous commençâmes sagement la soirée par un mini-golf, jusqu’à ce que nous croisions de jeunes Québécois. Mon pote Manu, qui avait comme moi la capacité à prendre plein d’accents, me dit «  t’es pas cap de te faire passer pour un Québécois ». « Oh si ! lui dis-je, et si ça marche, l’année prochaine, on passe nos vacances d’été au Québec ».

Pas très longtemps, mais suffisamment pour gagner, je fis illusion. Évidemment, on a très vite sympathisé. Ils étaient un peu plus vieux que nous et surtout musiciens. L’un avait un banjo, l’autre des congas et le troisième un saxo… Comme il se faisait tard et que sur le port passé minuit, tout est fermé, nous les invitâmes à boire un verre sur la superbe terrasse. Pour nous remercier de notre accueil, ils sortirent les instruments. Démarra alors, face à la mer, un joli concert « Peace and love », enfumé par leur « put », sorte d’herbe exotique aux senteurs fleuries. J’imagine que toute la baie en profita. J’avais oublié deux choses : de faire attention à l’heure, en effet la nuit passa à une vitesse effrénée, nous nous sommes retrouvés très vite au petit matin, et, deuxième oubli, plus stratégique celui-ci, qu’il y avait un téléphone commun aux deux appartements. Par défaut, il était réglé pour sonner chez mes grands-parents.

Anciennement, appartement principal, un petit commutateur blanc sur un boîtier en bakélite se trouvait dans notre logement. Il suffisait juste de le basculer pour qu’il ne sonna plus chez les anciens. Fatal oubli ! Le lendemain à l’aube, armée d’un panier en osier rempli de tomates, la grand-mère monta les six étages sans ascenseur, sonna à la porte et avec comme prétexte de nous déposer lesdits légumes du marché, vint m’annoncer que réclamant le silence, le téléphone avait sonné plusieurs fois dans la nuit et qu’elle en était furieuse. Elle que j’ai toujours vu stoïque en toutes circonstances, c’est la seule fois que je l’ai sentie contenir une sourde colère. Elle m’affirma que ce n’était rien à côté de celle du grand-père puis elle repartit aussitôt.

Par le seul fait que Grand Papa avait réussi à envoyer Grand-maman se taper les six étages à pied, pour venir nous « engueuler », j’ai mesuré l’ampleur de sa colère. Pourtant, jamais il ne me reparla de cet épisode, jamais il ne m’en fit reproche. Je sus très vite par contre que la circulaire avait circulé. Tout le monde était au courant, y compris mes parents et ce, bien avant que je rentre de vacances. L’été suivant comme prévu, nous allâmes faire la fête à saint-joseph du Lac à deux pas de Montréal.

Epilogue

Reprenant la tradition familiale oubliée, j’ai fait pendant des années tous les jours ou presque une chronique envoyée par mail à mes amis et ma famille. Baptisée la chronique méridionale, la dernière datée de juin 2018 portait le numéro 1792. A cette époque, pour fêter mes 60 ans, l’idée m’a pris de reprendre mes études et de faire la célèbre école de journalisme l’ESJ-PRO,  en section presse écrite et multimédia, ce qui fait que j’ai quand même un peu bossé et que j’ai laissé tomber la traditionnelle chronique matinale. J’avais ma dose d’écriture quotidienne. Mais aujourd’hui, nous voilà tous coincés entre 4 ou 5 murs, c’est selon son habitation. Comme dit mon vaillant père de 91 ans, désormais solitaire depuis le départ brutal de notre mère en fin d’année : « Il faut faire attention à ne pas perdre la raison », c’est clair ! C’est l’alibi idéal pour relancer l’idée d’une chronique. En fait, depuis ce fameux lundi 16 mars 2020 où notre vénéré Président nous a annoncé que c’était terminé de notre liberté de mouvement pour cause de mauvais, très mauvais virus, je m’oblige à produire, chaque jour, un contenu différent, mis en ligne à 7 heures du matin ici. Si vous souhaitez recevoir un e-mail à chaque mise en  ligne d’un nouveau contenu, il suffit de vous inscrire sur cette page https://www.entre2brises.fr/recevoir-nos-nouvelles/

Texte, prise de vues, montage, traitement © JJF - 2020
Aller au contenu principal