Fiction - MATAHI – Episode 29

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Le sang des felouques

Première partie

1500 – 1600 – Entre terre et mer – Méditerranée du sud.

Le coup avait pourtant été bien préparé, avec minutie et intelligence.

Certes, le terrain, fatalement maritime, ne se prêtait guère à ce genre d’opérations traditionnellement militaires. Mais la préparation et la motivation des équipages auraient dû l’emporter sur toutes autres considérations.

Sans pour autant sous-estimer la force du rival, mettre définitivement un terme à ces agissements de sauvage et éliminer cette nouvelle race de pirates ne devait être qu’une simple formalité. Après tout, n’étaient-ils pas de vaillants chasseurs, courageux, habitués aux longs duels en  mer et à “faire le sang” ?

S’il avait voulu éviter l’affrontement, l’adversaire n’avait pas à agir de la sorte. Il n’avait qu’à bien se tenir, une leçon s’imposait. De toute façon le racket devait cesser. 

Assurément, l’affaire n’était techniquement pas aussi simple que l’objectif à atteindre : il fallait lui faire peur, lui couper toute envie d’y revenir mais aussi, profiter de l’affrontement et de quelques corps à corps et de la bagarre aux poings qui ne manqueraient pas d’être, pour confondre l’ennemi, car pour l’instant il était non identifié. Si la certitude était qu’il s’agissait d’une bande d’hommes, que des soupçons pesaient sérieusement sur ceux d’en face, agissant à couvert, masqués, aucune victime n’avait jusqu’à présent formellement reconnue un des membres des belligérants, ni même obtenu ne serait-ce qu’un indice probant. Le mystère restait entier.

Tout se joue dans l’endroit étroit du détroit. Il a la forme d’une apostrophe. Le théâtre des opérations est dans le haut, dans le point de la ponctuation. C’est un mouchoir de poche d’une dizaine de kilomètres de long et de moins de quatre kilomètres de large. C’est la passe nord. Depuis des siècles, zone inextinguible de franchissement de grands migrateurs, territoire de chasse connu et reconnu, strictement réservé aux riverains.

A cet endroit, du côté est, s’achève brutalement le continent escarpé et rocheux qui tombe dans la mer. Il est occupé par les terriens qui sont aussi marins.  Côté ouest, c’est la naissance sous l’eau de longues bandes de sable qui annoncent par de magnifiques plages en pente douce, le début d’une grande île volcanique où résident les îliens, tout aussi marins.

Ici, d’une rive à l’autre, on se voit, on se surveille mais on ne se mélange pas. En plus, jusqu’aux événements récents, Dieu, le hasard, la biologie marine ou le mélange probable de tous ces facteurs, faisaient bien les choses. Tout était pratiquement en harmonie. La terre jouait avec la mer, tantôt calme, tantôt violente. Les riverains s’adaptaient aux contraintes météorologiques. Dans un mutisme audacieux ils se faisaient face.  Parfois, sur l’eau,  sans heurt mais sans aucune connivence presque avec dédain ils se cotoyaient. La nature faisait le reste. 

A la mi-avril venant du noroît, la promesse tant attendue entrait dans la passe et se donnait au combat en premier lieu aux terriens de la côte est. Non sans résistance, avec fougue et panache elle affrontait sa destinée. Ensuite, début juillet, à la période de frai, avec la même combativité, elle s’en venait servir de l’autre côté, sur la côte ouest et braver la soif de sang des iliens. Elle disparaissait ensuite du détroit, fin septembre, pour ne réapparaître qu’au cycle suivant. D’un côté comme de l’autre de la grande bleue, il y en avait donc pour tout le monde. Chaque résident avait sa période de chasse, sa part du gâteau, ses habitudes et ses techniques.

Ce sont donc eux, les chasseurs terriens, que les néréides ou d’autres prêtresses aqueuses avaient désignés pour entrer en scène en premier.

Avec la bénédiction de grands propriétaires vignerons mais pas seulement que de vignobles, ils envoient au milieu des lambrusques abruptes qui surplombent la mer, leurs meilleurs guetteurs. Ils se positionnent tout le long de la côte, à distance suffisante pour voir la zone de chasse et pour être vus depuis la mer par les hommes embarqués. Depuis ces postes d’observations, ils surveillent les déplacements du poisson et par de grands gestes ils guident les embarcations.

Bien que d’une longueur pouvant dépasser les deux mètres et d’un poids atteignant souvent les cent kilos,  la traque ne peut se faire que de jour car pour pouvoir l’apercevoir et tenter une prise au harpon, la proie doit nager en surface. Contrairement aux petits poissons qu’ils peuvent pêcher la nuit au lamparo pour arrondir leur piètre fin de mois,  elle, la majestueuse, descend dans les profondeurs nocturnes pour se reposer du baroud d’honneur de la journée. Le temps que dure l’obscurité lui permet de fuir cette arène maudite et sanguinaire où sa vie ne tient qu’à une esquive.

A l’été, ce sont les iliens qui prennent la suite. Ils œuvrent différemment. Pour les mêmes raisons, tout se fait aussi en pleine clarté mais cette fois c’est depuis la mer que sont guidées les embarcations. Afin de couvrir la totalité de la surface de rabat, l’intégralité des unités de pêche est mobilisée.

L’unité est une flottille de quatre navires composée de deux felouques pour la chasse et de deux barques pour la poursuite. Au total, en tout et pour tout, il y a quatre unités. Il n’y a en effet pas suffisamment de place sur l’eau pour davantage. Un navire de plus réduirait dangereusement la capacité de manœuvre de chaque embarcation, la navigation deviendrait alors moins habile et surtout, celà augmenterait le risque de collision.

Au moment clé, par couple, distantes de quelques mètres, les felouques stationnent dos à dos et se mettent en position à intervalles réguliers en travers de la passe et du courant. Tantôt du nord, tantôt du sud, il est si puissant, souvent de trois à quatre nœuds, qu’en attendant le passage du gibier, pour rester en place, elles sont contraintes de jeter l’ancre.

Sur chacune d’elle est implanté au centre, un mât d’environ deux mètres de haut. Il peut servir éventuellement à hisser une toile mais la propulsion se fait plus sûrement et plus précisément à la force des bras. Sa fonction principale est d’accueillir sur une sorte de double marchepied un guetteur qui s’enroule autour. D’un bras il s’y accroche fermement pour résister au roulis, au tangage, aux virements brutaux, aux accélérations et aux freinages parfois violents. De l’autre, comme un fanal, il diffuse les indications nécessaires pour croiser le trajet de la proie. La chasse se faisant en remontant du sud, il a le regard tourné vers le nord. Il surveille l’espace qui le sépare de la prochaine felouque.

En cette période, l’espadon, puisqu’il s’agit bien de ce gibier là, se déplace en surface. Le chasseur doit avoir une bonne connaissance de l’endroit car le “pesci” évite les eaux claires peu profondes, les trop sablonneuses ainsi que les algues. Le guetteur est souvent un enfant, un jeune apprenti. C’est fréquemment le fils du propriétaire de la felouque. Dès sept ans, il se forme à tous les postes du navire. A douze ans, il devient  guetteur. Pendant trois ans il observe la proie,  ses mouvements, ses habitudes, il apprend à la connaître, il aiguise son regard. A quinze ans, il peut prétendre à la responsabilité de capitaine. Ensuite s’il est doué, il pourra devenir harponneur ou mieux maître harponneur.

Devant et derrière lui, assis côtes à côtes, deux rameurs musclés se maintiennent prêts à la manœuvre de poussée à grande vitesse. Enfin à la proue, en arrêt, amarré au navire par une corde attachée à sa ceinture, se tient en position de tir, l’homme clé. Il a dans une main le harpon pointé vers la mer, de l’autre bien en l’air, il a son bras dont il se sert comme d’un balancier pour conserver l’équilibre nécessaire à la précision du tir.

Tout se passait presque comme dans un monde idéal. Les places étant chères et convoitées, pour protéger la zone de prédation, chaque rivage avait conçu ses propres règles conservatoires.

qui possède la terre, possède la mer

Les puissants propriétaires devenant ainsi les maîtres de la zone, ils pouvaient soit acquérir des felouques pour armer leur propre flotte soit proposer des contrats de location de leur terre et de leur mer. La surface de pêche étant limitée par la habitudes du poisson migrant et la taille du détroit, les pêcheurs étaient souvent de pauvres tâcherons, contraints de travailler aussi la nuit pour nourrir leurs familles.  Le poisson se négociait ici deux fois moins cher qu’aux iliens alors qu’il était revendu aux négociants deux fois le prix d’en face. Acheter moins cher et vendre plus élevé était le levier de la réussite des propriétaires. Pour accroître encore davantage le capital halieutique de chaque famille, les fils de propriétaires épousaient les filles d’autres propriétaires. C’est ainsi que se sont créée une dynastie familiale très puissante de très très grands propriétaires qui opère une pression économique majeure sur les petites gens. 

De l’autre côté du rivage, les îliens se sont organisés en une sorte de coopérative informelle mais stricte, dont le statut d’associé naît d’un système d’héritage sophistiqué. C’est la fille aînée qui hérite des moyens  de chasse : harpons, felouques et biens immobiliers.  Elle obtient la dot dès sa naissance. Il n’y a pas d’accordailles sans dot et elle en a la jouissance au mieux dès ce moment-là. Il va de soi que celui-ci devant être approuvé par le père, il interdit de fait l’arrivée d’étranger sur le terrain de chasse.  L’endogamie est de rigueur. 

Les garçons eux, et ce même avant leur naissance, acquièrent pour seul héritage leurs prénoms. Ils sont fixés par une règle qui impose au premier le prénom du père, au deuxième le prénom du beau père et ainsi de suite. Il est donc peu courant de rencontrer un mâle célibataire.

Cependant, à bord, les femmes sont interdites, surtout les épouses ou les sœurs de membres de l’équipage. Comme pour toutes les règles, il y a cependant une exception. Lorsqu’il s’agit de conjurer le mauvais sort. En effet un navire qui n’a pas ramené de gibier depuis un certain temps est considéré comme possédé par le mauvais œil et, en général, le curé refuse de les bénir.

Sont alors admises, celles capables de conjuration : les putains étrangères et les magiciennes. Elles utilisent toutes sortes d’artifices pour mettre en déroute le mauvais génie. Si l’opération s’avère infructueuse et que la pêche reste sans résultat, alors, en dernier recours,  c’est au tour d’une jeune vierge  de venir à l’aube uriner à la proue et à la poupe du navire. Il va sans dire qu’elle ne peut pas être de la famille de l’équipage.

 Cette structuration collective offre une meilleure valorisation de la pêche et une bonne stabilité des prix. Quel qu’il soit et quelle que soit sa valorisation monétaire, le produit de la chasse est divisé en vingt parts. Cinq reviennent à la coopérative, le reste est réparti entre l’équipage, le forgeron et l’église. 

Toujours dans la volonté de préserver et de conserver les avantages et les droits de pêche, comme si ces dispositions risquaient d’être insuffisantes, les hommes des deux côtés du rivage imposèrent une règle qui n’autorisait la pêche qu’aux hommes propriétaires d’un minimum de deux felouques.

Tout était donc calé, verrouillé et la tranquillité des uns et des autres était assurée.

Pourtant, depuis quelques semaines, lors de chaque retour, à l’approche de la côte, la dernière felouque des iliens est arraisonnée par une barque avec à son bord de quatre à six hommes aux visages masqués, armés d’arquebuses.

Le mode opératoire est efficace. Un premier bandit monte à bord, choisit toujours le plus jeune équipier, lui prend les mains qu’il lui attache derrière le dos puis, le gardant dos à lui, il glisse une lanière de cuir autour du cou. A chaque mouvement ou marque de résistance d’un des membres de l’équipage, il la resserre d’un cran. Progressivement, le jeune garçon étouffe. Si l’effet s’avère insuffisant, il le fait ensuite marcher jusqu’au plat-bord du navire et le tournant vers la mer, une partie des pieds au-dessus du vide, il menace de le jeter à l’eau ainsi ligoté à la moindre contestation.

Argumentant l’existence d’un nouvel impôt secret nécessaire à la préservation de la sécurité de l’île dont ils se chargent, ils prélèvent sans aucun ménagement la moitié de la cargaison, relâche le gamin et reprennent la mer à grands coups de rames.

Les marins avaient entendu dire que sur l’île déjà très exsangue, sévissait depuis peu, une petite armée d’individus qui faisait régner la terreur sur les paysans. Déjà affamés par les métayers qui les exploitent, ils en étaient réduits à faire cuire du salpêtre pour nourrir leurs enfants. 

Jusque là, les pêcheurs étaient épargnés par la famine, la maltraitance et le brigandage. D’ailleurs quand elle le pouvait, la confrérie, par l’intermédiaire de sa coopérative, offrait une partie invendue de la pêche à quelques familles dans le dénuement le plus complet.

Les maîtres harponneurs et les maîtres forgerons qui sont les âmes importantes de l’organisation de la pêcherie se sont d’abord émus puis sérieusement agacés de l’arrivée de ces troubles-fêtes. Ils décidèrent d’y mettre un point final. 

Consacrant une partie de leurs subsides au bien-être des gens du clergé et à l’entretien des bâtiments de culte, se sentant de fait totalement légitimes à le faire, ils demandèrent et obtinrent audience auprès des autorités religieuses afin de savoir si, lors de confessions ou de confidences de la hiérarchie, ils avaient le moyen d’obtenir des informations sur l’origine de ces malfrats. Ce fut en vain.

Fort de leurs soupçons, prenant leur fierté et leur courage à deux mains, ils firent armer une felouque avec un aménagement spécial afin d’assurer leur confort le temps que durerait  la traversée de quatre miles entre les deux rives du détroit. Ils devaient arriver en bonne forme.

Ils étaient en effet à l’initiative d’une rencontre au sommet, à terre, avec les grands propriétaires terriens qui, comme un monarque siégeant sur son trône, les recevaient dans un de leurs domaines surplombant leur territoire.

Accueillis comme des rois, autour d’un banquet majestueux, fait de gibiers terrestres et de vins gouleyants, par de pédants notables, l’un proposant sa fille en mariage, l’autre écrivant sur un parchemin le montant de la somme rondelette qu’il était prêt à offrir pour rentrer modestement dans la coopérative, un autre proposant en guise de sieste un repos mérité auprès du charme de plusieurs jeunes filles, terriblement jeunes, qu’on leur assura sans aucun doute de leur pureté, à moins qu’il soit préféré de jeunes garçons, enfants du peuple dont ils disposaient tout autant et, enfin au grand jamais, il leur a été affirmé qu’en tant qu’hommes d’honneurs, preuves en étaient que leurs filles fussent encore vierges et donc bonnes à marier, qu’aucun des leurs présents ici, n’étaient, ni de près, ni de loin, impliqués dans cette horrible affaire. Le fait qu’ils puissent en être soupçonnés était un affront, compréhensible certes, mais un affront tout de même. 

Quelque peu dépités par ce qui venait de se passer : l’obscénité de la débauche de fortune mélangée à la proposition de jeux sexuels avec des enfants et une absence totale d’empathie et de morale, non sans une rage contenue, sourde, mais forte, les îliens reprirent la mer dans l’autre sens.

C’est lors du trajet de retour que Moricio, le plus ancien et le plus respecté des maîtres  forgerons, proposa l’idée de mettre au point un guet-apens et l’affaire fut décidée sans hésitation.

Tout étant à découvert, la manœuvre s’avérait néanmoins complexe. Par temps calme les deux rives sont à vue, au plus étroit, il y a à peine plus d’un mille entre les deux.  Même sans feu la nuit, pour peu que la lune soit pleine et rivée à un ciel étoilé, il est difficile voire impossible de passer inaperçu. 

Pour s’assurer la réussite du complot, il fallait donc tenir compte de la clarté, mais aussi de plusieurs autres facteurs déterminants. La mer ne devrait pas être une pétole, ce qui rendrait les embarcations trop visibles. Le fetch devant être de faible intensité pour ne pas compliquer la navigation à contre-courant. Quant aux vagues, si les longues et ondulantes ne poseraient aucun problème, par contre, il eût fallu absolument éviter la grande houle qui lors de la descente, ferait immanquablement rouler les bateaux d’un bord sur l’autre dans un surf dangereusement bruyant. Surtout que le jour J, ils seront chargés.

Il fut décidé que la moitié des unités resteraient à terre afin d’embarquer leurs équipages en renfort à bord des barques belliqueuses. Ainsi allongé sur le plancher, masqué par le plat-bord, il y aura le double de l’effectif habituel. L’idéal fut-ce qu’au moment de l’arrivée des barques au point de contact, une brume de chaleur troubla la vision de l’ennemi. Mais la dite alliée est souvent capricieuse. Si elle ne se manifeste bien qu’en fin de journée ce n’est qu’à la condition qu’il y ait un certain écart de température entre l’eau et l’air. Et quand bien même elle serait de la partie, il ne faudrait pas hélas qu’elle fut-ce poussée par un léger vent marin qui la déplacerait nécessairement en dehors du secteur attendu.

Dès lors, c’est la météo qui dictera le choix de la date. Afin que la tombée du jour soit bien installée, l’heure du retour sera un peu retardée. L’attaque sera faite par le premier navire entrant.

La tactique consistait à prendre l’ennemi à revers. Dès que le guetteur apercevra la pointe de leur canot, il lèvera le bras pour lancer l’ordre aux rameurs de rassembler leurs forces. Dès qu’il le baissera, dans une libération gigantesque d’énergie, ils devront faire virer de bord l’embarcation par tribord toute. Le virement devra avoir lieu très précisément devant le nez des audacieux.  Le virage devra être clair et net, sans préavis, subitement, en faisant le plus grand bruit possible, dans de grands cris, mimant des hommes envahis par la panique. Pour parfaire  la comédie et encourager l’adversaire à mener l’attaque sans hésitation, seuls les plus jeunes gens de l’équipage seront debouts et visibles. L’âge des “sur pieds” ne dépassera pas les dix sept ans, ceux couchés par contre taperont bien dans les quarante.

Une fois que le délit de fuite sera constaté et que le navire sera pris en chasse comme un vulgaire espadon, la manœuvre inverse de retournement devra s’opérer par bâbord. Ainsi, soudainement mise en position de croisement de la barque ennemie, les hommes motivés par le désir de vengeance, s’étant alors mis debouts, tenteront un violent accostage par un assaut musclé et sans faiblesse. L’effet de surprise, la supériorité en nombre et la conviction aiguisée des pêcheurs, devrait permettre de rosser sérieusement les brigands, de les inciter définitivement à prendre les rames et à s’éloigner avec vigueur au large pour embrasser l’au-delà de l’horizon et ne plus jamais revenir.

C’était jour de chance, enfin à ce qu’ils croyaient. Elle fut bien là. La visibilité quasi nulle cachait l’absence des deux navires de poursuite restés amarrés à quai. La suite de la flottille qui montait et descendait par intermittence au gré des vagues était à peine visible. La mer d’un noir absolu, comme prévu, dans un léger bruissement de clapot, ondulait sans déferlement ni écume lumineuse sur la coque.

Chacun à sa barre, les capitaines à poste, attentifs, étaient concentrés sur la manœuvre à venir. Chaque navire se suivait en file indienne, à courte distance, à peine visible, dans un silence inconditionné. Pour ne pas risquer de flancher, les deux jeunes moussaillons transformés en harponneurs, s’étaient accrochés au mât avec un cordage. Ils tenaient fermement les harpons bien aiguisés. Ils avaient été fabriqués spécialement pour l’occasion et généreusement offerts par le maître forgeron qui avait exigé en échange, d’être embarqué comme chef du commando.

C’était sans compter avec la malchance. La scène mille fois répétée fut exécutée avec une telle perfection, une telle rage que le retournement parfait à 180 degrés fut si net, si brutal, si instantané que le navire se retrouva sans aucune possibilité de dérobade face à la proue des malfaisants qui, dans un fracas glaçant de bois qui se broie, de hurlement déchirant de bordures qui s’écrasent et de froissement de fibres qui se brisent, comme du papier mâché, entra immédiatement dans une violente  collision dans l’avant de celui de l’autre.

Sonné par le choc, Pipo, un gamin illien de douze ans tomba à l’eau. La barque oscilla plusieurs fois de droite à gauche, le son d’un craquement sévère fit comprendre qu’elle se rompait en deux morceaux au moins, par son centre. L’eau pénétrait à bord par le puits du mât, mais le navire restait à flot. 

De l’autre côté, trois hommes visiblement bien sonnés, étaient allongés au fond de leur barque. Ils se tenaient la tête en sang entre les mains. Probablement s’étaient-ils cognés les uns aux autres lors de l’impact surprise du choc frontal.

Un quatrième compris immédiatement qu’il ne resterait pas sauf et dans une décision stupide, il préféra se jeter par dessus bord pour s’en aller couler au fond, oubliant certainement qu’il n’avait jamais su nager.

A l’arrière, une main sur le gouvernail, l’autre sur son coeur, un homme masqué qui paraissait jeune, même très jeune avait l’air tétanisé. Sa vareuse creuse, crasseuse qui avait due être de couleur sable était tachée de sang. Un harpon la transperçait de part en part. Il ne mis pas longtemps à s’éteindre.

Moricio jugea que l’ennemi était hors d’état de nuire et qu’il fallait ramener à terre ce qu’il restait des hommes et des embarcations. La felouque fortement éventrée s’enfonçait progressivement. Le bateau ennemi tenait bon. L’ordre d’évacuer fut donné.

C’est au moment où l’équipage s’embarquait en se répartissant entre la felouque suiveuse et la barque rivale qu’il fut constaté l’absence d’un jeune harponneur de seize ans. La nuit, la brume, compliquaient le sauvetage. Les appels des marins restèrent sans suite. Il resta introuvable. Pipo, probablement choqué, n’était pas remonté et s’était noyé.

Dans ce qui restait de la barcasse, deux ennemis étaient décédés pendant le trajet retour, ils furent balancés sans hésitation par dessus bord, il ne restait qu’un agresseur, gravement blessé à la tête et le cadavre du jeune barreur, maculé de sang, transpercé par le harpon solidement planté dans la poupe qui le maintenait en position fixe, assise, impossible à bouger. Le reste de l’équipage était indemne.

L’arrivée à quai se fit dans un silence effroyable. Les femmes, les mères, les épouses arrivèrent. La vision des cadavres, l’odeur du sang, le regard perdu des hommes, déclenchèrent en elles des hurlements terribles. La nuit calme fut déchirée par ces cris glaçants, crevée par la douleur et trempée par les larmes. Ce qui devait être une simple correction venait de virer au cauchemar.

Moricio imposa que l’ennemi blessé fut soigné et interrogé. Il fallait absolument découvrir qui était derrière tout ça, puisqu’aucun ganster n’avait été reconnu. L’homme disait s’appeler Guiseppe et appartenir au gang des hommes d’honneur de la terre plate. Une organisation secrète au service des riches propriétaires terriens. Sa mission devait être de décourager les pêcheurs afin qu’ils soient contraints d’offrir leurs parts de la coopérative au plus offrant du clan d’en face tout en restant à la solde des nouveaux propriétaires comme des esclaves.

Moricio comprend immédiatement dans quel drame, lui et les autres hommes de l’expédition se trouvent. Le sang appelant le sang, comme c’est la tradition sur l’île, les femmes ne vont pas manquer d’appeler à la vengeance. Il réunit les hommes valides à l’écart de la foule puis, debout sur une caisse, prononce quelques mots :

Dès l’aube, ceux d’en face vont venir riposter pour obtenir réparation du préjudice. Ils laisseront derrière eux un bain de sang. Ce n’est même pas certain que  cela leur suffise !

Orazio, qui est le père du jeune enfant, lève la main. Il souhaite s’exprimer. Moricio lui donne la parole.

Pipo n’est plus. Rien ne sera plus comme avant.

Sauf à offrir une de nos filles vierges à notre ennemi, notre tranquillité ici, notre vie paisible c’est terminé. Le tribunal de l’Espadon, le conseil des pêcheurs, l’Etat et l’Eglise ne peuvent plus rien pour nous. Hors la loi, nous sommes livrés à nous mêmes. Il nous faut leur rendre sang pour sang. Pour ce qui me concerne, je m’y refuse. La vengeance ne fera pas revenir Pipo. Nous devons nous mettre à l’abri. Par chance nous sommes des marins et nous avons suffisamment de felouques pour embarquer nos familles. Cette nuit, nous devons quitter définitivement cette terre souillée. Qui m’aime me suive. »

– “Pour aller où ?“ demande un pêcheur,

– “La France ? L’Espagne ?  On verra en route. Qui est d’accord ?” rétorque Orazio 

– “La France en guerre ne nous acceptera jamais  ! “ répond un autre pêcheur

– “Ne t’inquiètes pas !” poursuit Orazio, “On fera état que ce qu’on veut c’est quitter le royaume de Charles, l’empereur du Saint-Empire romain germanique et que nous sommes décidés à faire allégeance au roi premier François. On sera accueillis à bras ouverts. J’en suis certain  ! Mais avant d’arriver, il nous faut partir et vite. Alors, qui tente la grande aventure avec moi ?”

 

Cinq ou six hommes lèvent la main, par chance chacun possède une felouque.

– “Il nous faut sortir du détroit avant l’aube et passer la pointe avant le lever du jour.” reprend Orazio. “Le vento dil stretto du Nord-Est a disparu. Grâce à Dieu, il s’installe Sud,  ca nous est favorable. Attention à bien arrondir vers l’Ouest, au passage du cap pour éviter les bancs de sable et laisser au large les terriens.”

Je suis responsable de ce qui arrive” déclare Moricio.

S’appuyant sur un harpon qu’il plante dans le sol, maintenant sa tête bien droite, le regard balayant celui des autres hommes, d’une voix grave et glacial, il reprend :

– “Je vous ai entraîné dans cette sale histoire. Je dois en assumer les conséquences et tout faire pour limiter la casse pour celles et ceux qui restent ici. En plus je suis vieux, je ne supporterais pas un grand voyage. Je reste ici. Je protégerai les vôtres restés à terre jusqu’à ma mort. Partez sans regrets, mais partez vite.”

– “Même si nous sommes en plein été, pensez à emmener des vêtements chauds, de la toile pour faire une voile, de l’eau en quantité, les cannes à pêche, les filets et de quoi faire cuire des aliments. Préparons nous vite et tournons la page de cette sale journée.” conclut Orazio.

Deux heures plus tard, dans un  capharnaüm sans nom, six felouques embarquant une trentaine d’adultes et une dizaine d’enfants de tous âges et autant de barques suiveuses avec trois ou quatre personnes à bord quittent le quai à grands  coups de rame et s’éloignent en direction de la passe nord.

Il ne reste à terre que deux felouques et deux barques. Le village a perdu d’un coup plus de la moitié de ses habitants.

Mai 2020 – France – sud, en bord de Méditerranée.

– “C’est à cette épopée que je dois ma naissance ici ?”

demande Marcello reposant son verre vide sur la table.

Le vieux Umberto acquiesce de son regard lourd et fatigué,  se resserre un pastis avec très peu d’eau. Il porte le ballon à la hauteur de son visage mal rasé, regarde Marcello, en lui disant

A la tienne jeune homme !”

Il avale d’un coup le contenu jaunasse en ajoutant

Tu le crois toi, ils ont parcourus près de 800 milles nautiques pour arriver ici. Le tout à l’estime !

Texte, prise de vues, montage, traitement © JJF - 2022

 

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