Fiction - MATAHI – Episode 30

Temps de lecture approximatif de la page :  23 – 29 minutes

La bière et les larmes

Juin 2020 – France

Ça doit être grave pense Marcello en scrutant le paysage qui défile à 300 kilomètres par heure.

Il s’est levé aux aurores, pour prendre le premier train, celui qui part à sept heures de Saint Charles. Ça fait un moment qu’il s’interroge. Lilia ne répond pas à ses appels. Il n’a de ses nouvelles que par Nuwan, mais si ses derniers mots au téléphone se veulent rassurants, il décèle au fond une rumeur d’angoisse, peut-être même une profonde anxiété.

– “C’est corsé à ce point-là ? demande Marcello sur un ton léger. 

Je ne sais pas te dire Marcello, mais la météo n’est pas au beau fixe. Écoutes moi mon ami, je crois, non je suis sur que c’est mieux que tu rentres sans trop attendre ! S’il te plaît fais le pour nous trois. La gamine ne va pas bien !

  répond Nuwan avant de raccrocher.

Plus Paris se rapproche, plus l’appréhension monte. Arrivé à la gare de Lyon, à peine la rame stoppée et les portes débloquées, il saute sur le quai puis s’enfourne par les grands escaliers dans la descente vers le ReR.

Solution moins conviviale mais plus rapide qu’un taxi.

A toute allure, bousculant tout le monde, s’excusant platement à chaque fois, glissant son pied pour stopper la fermeture des portes, il arrive à s’insérer dans le wagon par une interstice improbable.

En moins de huit minutes il s’éjecte de la station Rivoli, attaque les marches quatre à quatre, émerge du centre de la terre face au Louvre qu’il traverse sans réfléchir, se retrouve sur le pont des arts, devant l’institut de France, enfin arrive le quai Malaquais.

Dix minutes lui suffisent pour être face au lecteur de carte.

Trop préoccupé par ce qu’il craint de découvrir, il ne prend pas le temps de se dévêtir dans le vestibule. Il va directement vers le salon.

A peine sur le seuil, il ne lui faut pas longtemps pour comprendre ce qui se passe. Abasourdi, il laisse machinalement tomber son sac à dos à terre, pose son chapeau avec soins sur la table, enlève son manteau qu’il jette sur un des fauteuils.

La jeune femme qui n’est pas prévenue de son arrivée, est allongée ou plutôt avachie sur le canapé du salon. Les pieds sont posés sur la petite table marquetée. Elle n’a même pas ôté ses baskets crasseuses. Les cheveux teints au henné cuivré, gras à souhait, coulent devant des yeux hagards. Ni coiffée ni maquillée, elle mâche un chewing gum bouche grande ouverte ce qui irrite profondément Marcello. La pièce empeste la mauvaise bière, celle de supermarché. Le cendrier est plein. Ses doigts sont jaunis. Elle tente sans succès de rallumer un bout de mégot coincé entre ses lèvres qui elles, sont restées jolies.

Dans un regard semi-comateux, sans émettre aucun signe de surprise, ni reconnaissance, Lilia jette un œil glauque en direction de Marcello.

Faisant preuve d’infinies précautions, il s’assoit à côté de Lilia. Elle le regarde à peine. C’est à se poser la question de savoir si elle le voit réellement ? Ne sachant trop que faire, il prend sa main toute fine mais toute froide sur laquelle il pose délicatement un baiser, prenant garde de ne pas la lâcher pour ne pas risquer une rupture brutale de ce fébrile contact, de l’autre, dérangé par ce laisser aller, pour sauver les apparences, avec adresse et légèreté, il lui passe une main  dans les cheveux et tente de la recoiffer quelque peu.

Bah alors jeune femme que vous arrive t il dit donc ?

s’exclame Marcello avec un air compatissant.

– “Vous êtes enfin rentré ?” dit-elle sur un ton indéfinissable, bizarre,  hésitant entre l’interrogation et l’affirmation. 

Marcello se dit que cela doit faire un moment qu’elle est dans cet état.  Les signes ne trompent pas : l’haleine fétide, l’élocution saccadée, la langue lourde comme une chape de béton qui déforme les syllabes, l’esprit endormi qui semble imbibé dans un bocal d’éther, la mémoire évanescente qui n’ordonne plus logiquement le temps et les gestes, le regard habituellement clair devenu aussi sombre que la chambre noire d’un photographe.

Son corps tristement abandonné, malmené, qui semble être déposé là par un inconnu bienveillant. Le tout donne une ambiance lugubre aussi guillerette que celle du père Lachaise une nuit de gel et de tempête hivernale.

Ses démons sont revenus. Marcello est soudainement, violemment, envahi d’une immense culpabilité. En pleine torpeur, ses pensées fusent. Il se dit que bien sûr il aurait dû s’en douter, que c’est l’évidence même, il n’aurait jamais dû s’absenter.

Pourquoi l’histoire du pont ne lui a-t-elle pas suffit. Mais de quelle race d’égoïste est-il, de celle capable de mettre en danger une jeune fille  ? Ha c’est sûr, c’est dans les coups de vent qu’on voit les vrais marins, il ne peut que remercier Nuwan qui, sans conteste, à éviter le pire. Il lui doit une fière chandelle.

Estomaqué, paniqué, Marcello se demande comment renouer le contact ? Que dire ? Que faire ? N’y tenant plus, mais soulagé, avec toute la maladresse qu’entraîne l’intensité du moment, il respire et s’exprime à haute voix.

Dieu soit loué, vous êtes en vie !

Lilia semble se réveiller subitement. Elle se lève énergiquement. Tirant sur ses habits, gesticulant dans tous les sens, sans jeter un seul regard vers Marcello, elle tourne sur elle-même, avançant, reculant.

Ses bras comme tenus par des élastiques brassent l’air dans tous les sens. Elle pose une main sur la tête, puis fouillant dans ses cheveux pour redescendre sur le front elle la laisse glisser de dépit. Les doigts écartés  lui griffent le nez pour aboutir jusqu’à nulle part.

La voix rauque, cassée, tantôt assurée, tantôt sanglotante, elle attaque son discours sur un ton très aggressif :

Ha oui ! En vie ?

Mais dans quelle putain de vie je suis là !

Elle ne lui laisse même pas le temps de prononcer ne serait-ce qu’une syllabe.

 Tu peux comprendre ça dans ta petite tête de bourgeois bien tranquille ?

J’en ai plein le cul de tous ces casse-couilles.

Comme par dégoût, elle se met à vomir les mots. Elle les crache littéralement au visage de Marcello qui ne bronche pas. L’homme en a vu d’autres.

Elle se met à hurler, puis s’effondre en larmes, respire un grand coup et reprend sa violente litanie.

J’en peux plus des amours qui se fondent dans le paysage du petit matin comme si de rien n’était.

De ces pères qui abandonnent leurs enfants à la moindre complication,  de ses parents moralistes qu’ils veulent tout t’apprendre et tout te prendre.

Marre de ces cons qui t’envoient au tribunal parce que t’as lancé une merde sur les flics qui te tabassent.

Je supporte plus la mauvaise humeur des patrons d’hosto qui te font chier dans la journée parce qu’un connard d’Uber; livreur de pizza a rayé leur Maserati, ou quand leur gonzesse en manteau de fourrure de retour de débauche, les jette un petit matin blafard.

J’en peux plus de ces gros porcs qui te coincent entre l’armoire à pharmacie et les chiottes réservés au service mais qui ont sur toi le pouvoir de la feuille de paye.

Je peux plus vivre avec ces contrats de merde. Tu piges Man ?

Un jour je te prend, le lendemain je te jette.

C’est clean, c’est kleenex !

Et puis je vais te dire un secret moi.

La vérité c’est que j’en ai ras le bol de ces patients au bout du rouleau, incontinents, câblés de partout qui dans un sursaut débile ne peuvent s’empêcher de te mettre la main. Toute la journée ils te font croire qu’ils virent cadavres .

A l’agonie, ils hurlent, Infirmièeeeeres, Infirmièeeeeres !

Mais quand le moment des soins est venu, leurs putains de mains dégueulasses reprennent miraculeusement vie. A la moindre occase, le regard lubrique, ils en profitent pour te tripoter. En plus, il faut les excuser, ils sont malades !!! Mais Merde, y en a marre à la fin !

Qu’ils crèvent ! Qu’ils crèvent tous et moi avec !

Lilia se laisse tomber dans le fauteuil en face du canapé où est assis Marcello. D’un coup de manche, elle essuie son nez gluant, puis dans un dépit abyssal, elle reprend son laïus.

Et puis toi Marcello, t’es bien pareil, t’es comme les autres, la queue entre les jambes, même si as ton âge j’en suis sûre tu bandes mou, tu rêves que d’une chose, c’est de me sauter, là, direct. Alors viens mon pote, vas y, lâche toi !

Au moins je sentirai quelque chose se passer dans cette putain de vie de chiasse. Puis, de toute façon, Marcello, je vais te dire, en fin de compte, au bout du compte, une fois qu’on fait l’addition, tu vaux même pas mieux que les autres benêts, aigris par leur vie ratée. A peine arrivée que de suite tu m’abandonnes comme une vieille serpillère, comme si je n’avais jamais existé.

Hoquetant de tout son corps, lessivée, Lilia se recroqueville. Elle pose la tête sur ses genoux puis, semblant fondre comme une glace au soleil, elle se rapétise et s’abandonne dans un flot de pleurs, profonds, humides, ruisselants. Elle la soignante, elle souffre le martyre. Elle n’en peut plus.

Voyant Marcello qui s’est mis debout et qui vient à sa rencontre les bras grands ouverts, elle se lève, se dirige vers lui. Il l’enlace chaleureusement, lui pose doucement sa tête entre son épaule gauche et sa poitrine, et, de sa main droite, lentement, il lui caresse les cheveux sales et collants.

Oh la ! jeune fille

dit Marcello. Il inspire profondément, serre fortement Lilia sur son buste, puis sa nature revenant en même temps que ses esprits troublés, avec panache et lyrisme, à voix basse, il murmure à l’oreille de Lilia :

Ça va aller Mademoiselle !

Oui ça va aller Lilia. Ne vous inquiétez pas. C’est une mauvaise passe. Ça ne va pas durer. C’est la mauvaise bière qui vous torture. Voilà ce que vous allez faire. D’abord  une bonne douche, puis des vêtements propres, une petite collation revigorante, ensuite nous irons marcher dans le parc et manger une bonne boule de glace ou un panini, enfin ce qui vous fait plaisir, ensuite un bon repos vous requinquera.

Mais de grâce Lilia il faut arrêter la kro. Ca vous va si mal une biture à la kronenbourg. C’est si peu élégant cette mauvaise mousse. Ca n’est assorti ni à votre teint, ni à votre estomac qui en est, j’en suis certain totalement retourné. Et je ne parle pas de votre jolie cerveau qui en est amené à dire des horreurs qui vous échappent. Vous m’auriez liquider mon meilleur whisky alors là, c’est le style, la classe, 

A cinq cent balles la bouteille, l’ivresse devient clairement plus chic.

Oublions tout ça ! Je vais plutôt vous faire couler un bon bain.

Marcello s’interrompt. 

Il pense que finalement ce n’est peut-être pas une bonne idée et qu’il va aux devants d’un imprévu qui pourrait être pire que le moment présent.

Et si elle se noyait ?

Puis il se dit que même dans le cas d’une douche, il n’a pas l’intention de faire l’assistant de vie. Trop pudique, il n’est pas enclin à surveiller une jolie sirène qui festoie nue dans un bain aux bulles multicolores. Surtout qu’elle pourrait être sa petite fille. Alors que faire ?

Il sent qu’entre ses bras, Lilia se détend, elle lâche la pression. Son corps devient lourd. 

Et si je vous installe la, confortablement dans le chesterfield, une couverture légère sur vous ?

C’est certainement mieux. Je peux veiller sur vous. Je vais vous faire un bon thé, non plutôt une bonne tisane digestive. On va faire comme ça. Allongez-vous. Je reviens !”

Dix huit heures, tu te rends compte Nuwan !

Elle est restée dix huit heures à dormir sur le canapé et moi, lui tenant la main coincé dans le fauteuil.” explique Marcello.

Une bouteille de punch sous le bras, Nuwan est venu prendre des nouvelles.

– “ Quelle histoire mon pote ! Dans quelle guêpier tu t’es fourré ! J’aimerais pas être à ta place. Je ne sais quel rôle tu vas choisir, le père, le grand-père, l’ami, l’amant peut-être, hein à ton âge on est encore pervers non ? “ sourit Nuwan.

– “ Ne dit donc pas de bêtise, l’ami. Faut la sortir de ce mauvais pas. Elle t’a fait des confidences ? “ demande Marcello.

Tu sais je m’en suis tenu au rôle de majordome et d’épicier.

Moi je veux pas d’emmerdes. Donc elle m’a à peine vue. J’ai gardé mes distances et quand j’ai senti que le déraillement n’était pas qu’un simple écart, je t’ai appelé à la rescousse. Voilà, fin de l’histoire ! Enfin, je vais t’avouer que je me sens soulagé. Et toi ? Tes affaires méridionales, ça avance ?”

Formidablement ! Étonnamment ! Catastrophiquement ! Mafieusement même ! C’est du lourd, du très lourd.

C’est pas un fil qui amène à la bobine, mais des bobines qui amènent à la filature, ou plutôt à plusieurs filatures. Untel m’a dit ceci, l’autre m’a dit celà. J’ai de nombreuses pistes à suivre. Elles se croisent, s’imbriquent par moments, à d’autres elles se séparent. Les amis d’hier sont devenus les ennemis d’aujourd’hui. Bref, c’est pas simple, mais j’ai le sentiment que je suis sur la bonne voie. Ha voilà Lilia qui revient de sa douche.

Alors Mademoiselle. En meilleure forme ?

Lilia marque un sourire timide et gêné.

– “Je voudrais m’excuser. Je crois que j’ai été injuste et que je vous ai accusé de tous les maux. “

Marcello l’interrompt immédiatement.

– “Ecoutez Lilia, je ne veux pas savoir ce que vous voulez me dire, mais ça n’a pas d’importance. Il se trouve qu’à mon âge on a la mémoire qui flanche. Je ne me souviens pas de ce qui s’est dit. Surement suis-je fautif. Je n’aurais jamais dû vous abandonner comme je l’ai fait. Je suis confus ! On peut remercier Nuwan d’avoir veillé sur vous. Oublions celà et regardons plutôt votre avenir. Le mien étant à assez court terme, il n’y a pas grand intérêt que nous nous y arrêtions. Ce qui nous donne plus de temps pour envisager le vôtre. Mais le ventre vide, on arrive à rien. Mon petit déjeuner est très très loin. Je ne sais pas vous mais pour ma part je meurs de faim. Si le coeur vous en dit, je vous propose une petite salade autour d’un verre de Chianti .”

Marcello se dirige vers la cuisine.

Excellente idée, je prendrais bien une petite bière !

s’exclame hilare Nuwan.

– “Tu es incorrigible ! Espèce de vipère. Tu ne t’abstiens donc jamais de tes goujateries ?”

– “Ne vous en faîtes pas Marcello, j’ai eu ma dose. Je ne rentre pas au couvent des carmélites pour autant ! J’ai mis une robe pas une bure !” répond Lilia avec un formidable sourire. “Mais, un petit vin, bien frais, avec modération, n’est pas de refus. ”

– “Ha ! C’est épatant ! Lilia, je vois que vous reprenez le dessus. J’admire votre courage et votre volonté. Vous êtes à nouveau rayonnante et cette robe estivale vous va à ravir !” reprend Marcello

– “Elle peut ! Elle vous a coûté une paie ! Il n’y a donc que des escrocs dans votre quartier ? Pas un Lidl pour acheter une modeste boîte de conserve. Pas une échoppe qui ne vous vende un chemisier à moins de cent cinquante balles. Je vais même vous avouer que je n’ai pas osé changer de pompes tellement les prix flambent par ici. Ma parole à ce tarif là elles doivent marcher toutes seules”

– “ Je vois çà !  » Dit Marcello en riant. “ Vous auriez dû ! Celles-ci sont, comment dire, un peu désuètes ou surfaites, en tous cas très fatiguées.  De toute façon, j’ai la vague impression que l’argent dont je dispose fut mal acquis. Alors si ça profite à des gens honnêtes, c’est un juste retour des choses. Vous ne pensez pas ?”

Ha, oui ! Je suis désolée, je ne vous ai pas demandé des nouvelles de votre voyage. Comment cela s’est-il passé ?

– “Merci Lilia, ça n’a pas d’importance. Je peux vous dire que tout s’est bien déroulé, mais que c’est ubuesque. Je ne dispose que de bribes d’informations que je dois recouper. Hélas les derniers survivants entament la fin du voyage. Ils emmènent avec eux leurs secrets. Mais je ne désespère pas. Allez, passons à table, voulez-vous ?”

Marcello s’est fait livrer par le petit restaurant Italien du coin de la rue, des salades composées. Mélange de Sarladaise et de Piémontaise, il y a la quantité. Le Pizzaiolo doit connaître la générosité de Marcello car de ce qu’a pu voir Lilia du quartier, l’ardoise doit être salée. La quantité pour seulement trois personnes est gargantuesque.

Le silence s’installe dans le cliquetis des couverts qui s’entrechoquent. Plus un mot ne traverse la pièce. Si par nature, cela ne dérange aucunement Marcello, il pense que présentement, il ne faut pas le laisser prendre le dessus.

Tel que je le connais, Nuwan, n’a pas dû vous parler de sa petite famille. Savez-vous qu’il a deux enfants magnifiques ?

– “Et très intelligents”, répond Nuwan en souriant.

– “Ha ca “ répond Marcello

Une larme pointe à l’oeil droit de Lilia. Elle l’essuie avec sa serviette. Puis une autre surgit.

– “Vous avez un souci Lilia ? Une allergie peut-être !” dit Marcello

– “Ce doit être ça !” Répond Lilia qui n’arrive plus à stopper le flux lacrymal.

– “Je vais vous les montrer” dit Nuwan, d’un ton réjouit.

Il affiche une photo sur son portable, puis dit :

– “ Sept et neuf ans.”

– “Sept, comme la mienne !” répond Lilia qui fond en larmes.

– “Bien sûr, je manque de tact. Je suis désolé Lilia. Pardonnez moi cet impair. C’est entièrement de ma faute. Nuwan ne pouvait pas savoir. j’avais oublié votre petite Laure qui vous attend en Charente. “

– “Si seulement !” rétorque Lilia

 

Comment ça, si seulement ?

interroge Marcello

– “Je n’ai plus le droit de la voir ! Mesure de précautions paraît-il !”

– “Ha mon Dieu ! Vous voulez nous raconter ce qu’il s’est passé ou préférez-vous qu’on change de sujet.” poursuit Marcello

– “Oh non, je peux vous expliquer. Je vis tous les jours avec cette absence et cette injustice. Laure est une enfant comme on dit difficile. Elle a des particularités. Cela s’est manifesté très tôt dans son comportement. Elle ne grandit pas comme les autres enfants. Elle fait parfois des crises. Elle refuse certains aliments. Elle ne parle pas couramment et elle refuse d’écrire.”

Lilia est très affectée. Son regard habituellement presque enfantin devient sombre et grave. Elle malaxe avec les doigts quelques miettes de pain. Les deux hommes ne savent plus trop comment poursuivre.

– “Ca va Lilia ? Vous voulez qu’on aille prendre l’air ?”

Lilia se fâche. Sur un ton violent et larmoyant, elle tente de poursuivre son récit.

– “ Quand son père s’est aperçu dans les premiers mois, qu’elle n’était pas “normale”

 il a foutu le camp avec une autre.

L’état du retard de ma fille se révélant au fil du temps, il a commencé à mettre en doute mes capacités puis il a fait un signalement qui a abouti à un placement chez mes parents, avec interdiction de la visiter tant que le juge ne s’est pas prononcé. Et à ce que je vois, il n’est pas pressé.

Mes parents ont pris le parti de mon ex et même s’ ils se rendent bien compte qu’il y a un problème pathologique, ils ne disent rien car je suis condamné à verser une pension alimentaire à mes parents pour frais de garde. 

Bref ils se gavent !

Un médecin a fait une expertise non contradictoire. Il a déclaré que j’étais pas bien dans ma tête et que cela m’amenait à maltraiter ma fille dans des moments de bouffées délirantes. Je le jure, je n’ai jamais levé la main sur elle. C’est vrai qu’elle tombe beaucoup. Elle est parfois désorientée ou déséquilibrée, je ne sais pas. Elle est vite couverte de bleus. Mais jamais au grand jamais je ne l’ai frappée.”

Elle est vite couverte de bleus. Mais jamais au grand jamais je ne l’ai frappée.

L’embarras domine autour de la table. Marcello réfléchit à la façon de poursuivre normalement le repas mais c’est impossible. Il est lui-même très troublé. Il regarde Lilia, lui prend la main. Lui sourit. Elle repose sa tête sur son épaule. L’homme recherche une issue à l’impasse. Cette jeune maman meurtrie le bouleverse. Marcello sert un verre de rouge à chacun. Nuwan, en tendant le sien, casse le silence de mort qui règne.

Bon les amis, c’est pas que je m’ennuie, mais il me faut y aller

 Lilia, si vous permettez, je vais parler à mon épouse de cette sale histoire. Elle est médecin en pédiatrie à l’hôpital de la Salle Pé. Elle est très professionnelle, une grande battante et surtout d’une pugnacité à toute épreuve. Je l’ai déjà entendu parler de ce genre d’histoire. Je ne sais si ça fait avancer le dossier, mais de ce que je comprends vous avez beaucoup d’adversaires et peu de soutien. Si vous acceptez, nous pouvons venir ma femme et moi du côté de vos soutiens. Ne répondez pas de suite. Il n’y a pas urgence. Réfléchissez. On en reparle. Sur ce, je m’éclipse et vous souhaite un bon après-midi. » conclut Nuwan

– “C’est un grand ami. Ayez confiance. Vous avez bien fait de nous en parler même si c’est terriblement douloureux. On ne vous laissera pas tomber Lilia, c’est promis. Christine, la femme de Nuwan est une femme extraordinaire. Vous vous rendez compte que, contre toute sa famille, elle a épousé un  épicier d’origine étrangère.”

Marcello repose la main de Lilia sur la table, avale son verre d’un trait et se dit qu’à son âge, comptant la fatigue qui s’accumule et les emmerdements de santé qui ne lui laissent guère de répits, il n’est pas certain qu’il soit capable de faire quoique ce soit, ni de tenir la cadence. Il craint l’épuisement physique, mais il est bien décidé à remuer ciel et terre pour que Lilia retrouve sa fille.

– “ Vous savez vous n’êtes pas les premiers à vouloir m’aider, ça fait six ans que ça dure. Chaque fois ça s’aggrave. Je ne sais plus qui croire, ni quoi faire. Mais vos gentillesses me touchent. J’aimerais bien me reposer un peu dans ma chambre.

Ça ne vous ennuie pas Marcello, si je vous abandonne un peu ?

– “Bien sûr que non. Evidemment vous êtes fatiguée. Allez vous reposer. Mais êtes vous certaine que ca va bien ? Voulez vous que je veille sur vous ?”

– Non, non, ca va aller merci Marcello” dit Lilia avec un sourire d’une tristesse infinie.

Elle regagne sa chambre. Marcello la regarde s’éloigner au fond du couloir. Il attend un peu sur le pas de la porte du salon. Il n’est pas tranquille. Quelques minutes passent, calmes, lourdes, pénibles.

Soudain il entend un bruit sourd, comme un sac de ciment qui tombe sur le parquet. 

Effondré sur le sol, face contre terre, la main droite retenue par le bord du lit, le corps de Lilia gît, sans bouger.

Sur le côté gauche, la jupe relevée par la chute, laisse apparaître un trou dans la chaire d’environ cinq millimètres de diamètre. Il semble profond. De ce gisement morbide ruisselle un flot de sang rouge, très rouge. Lilia est terriblement immobile.

Qu’à-t-elle fait de sa vie ?

pense bêtement, désespérément Marcello.

Texte, prise de vues, montage, traitement © JJF - 2022

 

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