A chacun sa croix

Fiction – MATAHI – dix septième épisode

Temps de lecture approximatif :  29 – 38 minutes

Tac à Tac, Tac à Tac, Tac à Tac, les lignes se croisent et se décroisent. Les reflets du décor urbain se mirent dans la fenêtre du TGV. Un bar tabac, des pavillons, une société d’ambulance, un entrepôt, une pharmacie, une supérette, des immeubles, un je ne sais quoi… Marcello bien installé, regarde défiler ce qu’il appelle avec compassion  » l’entassement de vies étriquées des banlieusards ».

Dans son esprit, habiter en bord d’une autoroute ou d’une voie ferrée est un signe universel qui ne trompe pas. Il a développé le sujet, hier, dans le taxi, en rentrant à Paris avec lilia. Son idée n’était pas d’entamer un débat philosophique, mais bien de faire diversion et de l’obliger à sortir de ses idées noires.

– « Pour diverses raisons, c’est un non choix. C’est un lieu imposé à l’habitant. C’est une assignation à résidence qu’il subit sans trop s’en rendre compte. D’ailleurs, il ne voit pas forcément ce qui s’impose à lui. C’est une situation sinistre qu’être dans l’impossibilité matérielle ou intellectuelle de pouvoir  décider de son cadre de vie. C’est un renoncement de soi, une abdication face aux rêves ! De fait, le décor, les bruits, les distances, les voisins, l’environnement culturel, c’est le choix de la masse qui vous domine. C’est avec la majorité qu’il faut composer. »

Il ne se fait pas à l’idée que des milliers de gens soient contraints de résider à un endroit qui les oblige chaque jour à faire 2 à 4 heures de trajet, parfois plus, pour aller travailler et qu’à aucun moment, ils ne se révoltent. Se rendant compte qu’il ne sait rien du vécu de Lilia et encore moins du cadre de vie dans lequel elle vit, la vision soudaine de Notre-dame sans toit a été une bouée de secours providentielle. Il saisit sans hésiter ce merveilleux aiguillage pour changer sans en avoir l’air, le cours de la thématique de son monologue.

Pour l’instant, progressivement, le défilement de “l’entassement” s’accélère. Il devient difficile de lire les panneaux sur les quais des gares, mais Marcello reconnaît toutes les composantes de la ligne sud du RER C.  Depuis Saint Michel jusqu’au terminus, il la connaît par cœur. Celle qu’il appelle “l’ironie” car, non sans avoir traversé au préalable les beaux quartiers de la capitale (Foch, Champs de Mars, Alma, Invalides) et desservi le château de Versailles, une fois la périphérie atteinte, elle s’échoue en banlieue où elle recrache le soir l’honorable travailleur qu’elle est venue capter le matin . 

Justement dans quelques instants, son train fera vibrer le métal, balaiera de son souffle les abords du pont où hier, par un hasard étrange, tous bras grands ouverts, il a enlacé Lilia désespérée. Aujourd’hui, il l’abandonne. Sa terre natale l’appelle. Il a mis cap au sud. Si à Paris c’est un grand beau temps, bien que la saison des giboulées soit passée depuis plusieurs semaines, contrairement à ce que lui avait dit Nuwan, en bord de Méditerranée, une dégradation soudaine se forme en mer et se charge en liquide.  Une forte tempête est annoncée, accompagnée d’une inévitable chute de la température. Une fois encore, une main de Marcello sera consacrée à l’arrimage de son chapeau, mais comme Mitterrand, il y tient.

Intempéries ou pas, ce soir, comme à chacun de ses rares retours à la case départ, il descendra fébrilement les escaliers de la gare Saint Charles, puis retrouvant progressivement l’accent maternel, empli de ses expressions qu’il connaît si bien,  par la cannebière, il filera au vieux port constater que l’eau et les bateaux y sont encore. Rassuré, il passera par le fort Saint-Jean et, faisant face au Pharo, bras écartés, quitte à ôter son couvre-chef, il saluera la crique et humera un long moment l’air marin si nécessaire à son âme. Ensuite, les yeux plissés tournés vers le large, il tentera de percer l’écume, la bourrasque, les vents pour déceler les contours des îles : le frioul mais surtout la silhouette du château d’If où dit-on, planent encore les esprits romanesques du Marquis de Sade et du Comte de Monte Cristo.  Il aime ce moment où la réalité s’échappe et ressurgissent spontanément, automatiquement, le souvenir de sa liberté d’enfant et l’appel du grand large.

Une fois que le mistral aura bien ventilé ses poumons et lessivé sa tête, une fois que les embruns auront bien trempé son esprit et sa veste, par le train côtier, il rejoindra la gare de Port-de-Bouc. Une fois sur place, à pied, il descendra jusqu’à l’hôtel. Nul ne connaît la raison de son attachement à cette espèce de motel. Ce ne peut pas être une sorte de pèlerinage, il ne connaît cet endroit que depuis une vingtaine d’années, depuis qu’il a accepté de revenir de temps en temps dans la région qui l’a vue naître. C’est ici,  dans cet établissement standard de deux étoiles, dont le prix des chambres luxes ne dépasse pas 40 euros qu’il fait systématiquement son quartier général. Il y vient toujours seul. Ses entrées et sorties ne correspondent à aucune logique horaire. Il peut rester enfermé toute une journée et en milieu de nuit s’absenter parfois pour plusieurs jours. Jamais il ne prévient le personnel.

Selon la chambre, la vue y est incertaine. On peut parfois y apercevoir la grande baie où face à des raffineries et des aciéries, stationnent tankers et cargos. Comme s’il fallait absolument ventiler cette industrie lourde, d’imposantes cheminées peintes en blanc et rouge maillent le complexe d’où s’échappent par intermittence, de mystérieuses volutes colorées et odorantes. 

A chaque spasme, l’air marin en prend un sacré coup. Comme la Tour Eiffel l’est pour Paris, sans les cheminées, il manquerait aux autochtones, c’est une certitude, un élément essentiel du décor. C’est pourtant dans le cœur même de l’enfant qu’elles ont été plantées. Sur son espace de liberté à proximité de la maison natale. Elle est devenue aux yeux des industriels et des aménageurs, un simple accessoire, un vulgaire détail, un grain de poussière sans importance d’un dispositif gigantesque, d’une ambition démesurée.  Ce devait être un symbole de progrès, de richesse, une source « d’épanouissement pour l’homme”. Ce n’est qu’une promesse malhonnête qui se concrétise aujourd’hui par une crise sanitaire sans précédent.

 

C’est là-bas que Bénito Luciano l’attend. C’est dans ce lieu doublement maudit, à une dizaine de kilomètres le long de la côte, juste après avoir retiré la clé de sa chambre à l’office, sur un vieux scooter de location qu’il ira affronter les éléments déchaînés et recueillir plus de cinquante ans après les évènements, “des révélations sur … la disparition successive de ses parents.”

Dans l’immédiat, non sans avoir vérifié que le « baroudeur » est bien amarré sur la grille à bagages au-dessus de sa tête, il lui reste quatre heures d’insouciance pour achever la lecture de son Canard hebdomadaire. La garde des sceaux qui bataille à l’assemblée, des masques non conformes pour les inspecteurs du travail, le Tac à Tac, Tac à Tac, Tac à Tac régulier du train qui rythme l’affichage fugace des différents éléments du paysage, les ombres qui jouent avec le soleil sans jamais interrompre le continuum visuel, sont autant de signaux rapides et hypnotiques qui font que, comme les rails, les chapos des articles s’entremêlent et deviennent illisibles, les intertitres linéaires deviennent courbes, les interlignes s’élargissent par endroit, se rétrécissent à d’autres, la graisse des caractères s’estompe à en devenir transparente, dévoilant progressivement une page blanche, immaculée. Marcello sent peser ses paupières. Sa tête devient lourde. Ses membres s’abandonnent au balancement du wagon. La digestion aidant, l’endormissement gagne du terrain. Lutter ne sert à rien. Abandonnant la surveillance du journal qui tombe à terre, il lâche prise et s’assoupit brutalement.

Lilia balaie des yeux cette salle à manger hétéroclite. Elle pense à cette aventure hasardeuse avec Marcello. Elle a du mal à se faire un avis sur ce personnage rencontré par hasard. Parfois terriblement attachant, il est pour le moins tout aussi étrange.

Elle se remémore le dernier épisode, l’empressement avec lequel, à quelques minutes de son  départ, il a absolument voulu lui faire la démonstration du sac de voyage dont il est l’inventeur et qu’il a dénommé le « baroudeur ».

L’objet vide  sortant  de son placard ressemble au premier coup d’œil, , à une banale sacoche pour ordinateur portable.  Bien qu’un peu plus épais, il en a, en largeur et hauteur, les dimensions ainsi que la matière. Une toile synthétique de bonne tenue, ni trop flasque, ni trop rigide. Légèrement brillante, sûrement imperméable, elle est parsemée de fermoirs, de poches et de fermetures éclairs. Le tout est dans un joli dégradé sombre qui va du noir profond au gris anthracite. Sur ce qui semble être le dessus, quatre pochettes de tailles identiques, sont solidaires de l’ensemble. Elles forment chacune par leur base linéaire un des côtés du rectangle et de l’autre, courbées, comme un sac banane, elles se font face. Une zipette à glissière est cousue sur chacune d’elle sur toute la longueur de l’arrondi. Sur l’une des pochettes est apposé un repère discret :  un carré rouge portant une croix blanche.  Au milieu du rectangle ainsi formé, dépassant de la toile,  un anneau vert de la taille d’une bague est attaché à une ficelle en synthétique gris. Marcello la saisit et d’un coup sec, la tire vers lui. Dans un claquement sourd, le baroudeur  se déploie comme s’il était gonflé. Il devient un imposant sac à dos. Lilia qui a l’œil juste pour ce qui concerne l’estimation des volumes et des contenants,  jauge à au moins 50 litres la capacité du sac. Les quatre pochettes prennent alors chacune automatiquement un emplacement spécifique. Celle avec la croix rouge devient le côté gauche du sac, celle qui lui faisait face devient le droit, les deux autres devenant le haut et le bas du bagage. Sur ces deux dernières, Lilia remarque que chacune dispose également d’une tirette.

En tirant sur celle du haut, avec le même bruit, Marcello augmente la hauteur de l’ensemble d’au moins 10 à 20 litres. A tel point que  lorsque le sac est sur le dos d’une personne, elle comprend qu’il dépasse alors le sommet du crâne de son porteur .

– “C’est une sécurité mais pas seulement !” dit-il.

En ouvrant cette poche supérieure, il sort un poncho  en toile un peu plus épaisse que celle d’un K Way. Impossible de le perdre, il fait corps avec l’ensemble. Une capuche avec une visière en plastique transparente est cousu au reste du vêtement. 

– “C’est non seulement un habit de pluie et un abri pour la nuit,” dit-il,

-“C’est aussi une protection contre les insectes, les bactéries, les virus car il est étanche. Relié à une bouteille d’oxygène, cela permet aussi de se protéger un certain temps d’une éventuelle radioactivité. En effet, sont coincées dans la double épaisseur du tissu, des feuilles de métal dont la texture est identique à du papier aluminium. Le haut du sac sert également d’appui tête pour permettre de dormir en position assise sans avoir à l’enlever de son dos. »

Tout en dessous, il y a le même dispositif avec le même claquement.  Cette fois l’allonge contient une combinaison rigoureusement identique à celle que portent les explorateurs pour se protéger des grands froids ou celle des navigateurs hauturiers qui font le tour du monde, elle se glisse sous le poncho.

– “ Elle est suffisamment large et robuste pour pouvoir être enfilée sans avoir besoin d’ôter ses chaussures. C’est plus qu’une salopette” dit Marcello.“

–  » C’est aussi un sac de couchage, le dos est gonflable et selon la température, il suffit d’escamoter la doublure intérieure pour bénéficier d’un tissu léger. Évidemment il peut être attaché de façon hermétique au poncho supérieur pour en faire un gîte protecteur et étanche. Il permet de dormir ou de se reposer dans des marais, des zones humides infestées de moustiques ou tout autre insectes fort gênant. »

Marcello dévoile ensuite le contenu des pochettes latérales. Sans surprise, l’une est une trousse de secours. L’autre, alvéolée, est compartimentée par des séparateurs gonflables et modulables. Elle permet la protection et le rangement de tout le matériel photo et de l’équipement en petit électronique (radio, gps, mobile..). “C’est un absorbeur d’humidité” dit Marcello en posant son doigt sur une petite capsule en plastique.

Quant au dos du sac, c’est-à-dire qu’en fait il s’agit de l’avant, derrière deux larges bretelles pleines de poches, se trouve une sorte de plastron qui couvre toute la hauteur. Il y a visiblement un passage prévu pour la tête et un dispositif à glissière pour fermer l’ensemble et le rendre totalement solidaire du sac.

–  “C’est avant-tout un gilet par balles.

C’est pour cela également qu’il y a ses rehausses supérieures et inférieures. Elles servent à se protéger de tirs qui viendraient de l’arrière. Mais il a aussi une autre fonction. Si besoin est, en glissant une main dans la poche kangourou et en actionnant la tirette cachée à l’intérieur, on déclenche des cartouches de gaz et il devient alors un gilet de sauvetage de 60 Newton.”

Lilia est de plus en plus curieuse de découvrir la suite. L’homme qu’elle pensait calme et pacifique, s’avère être probablement un aventurier au long cours.  Ne serait-il pas possiblement un mercenaire ? Un loup solitaire ? Le gringo a plus d’un tour dans son sac. 

Il continue l’exploration de sa création. Dans la poche intérieure, deux boudins situés de chaque côté sont prévus pour accueillir chacun une bouteille d’eau congelée de 2 litres. Selon les conditions climatiques, le sac peut alors conserver des aliments frais pendant 24 à 48 heures.

Du fond du baroudeur, Marcello sort un étui fermé, semi rigide, visiblement étanche. Il l’ouvre et bien que ne contenant rien d’autres que des formes,  sans l’ombre d’un doute, Lilia y perçoit un  emplacement pour loger un revolver. 

Sans s’en rendre compte, elle effectue un mouvement de recul et avec hésitation, un peu craintive de la réponse que va lui donner Marcello, elle lâche spontanément son interrogation :

– “Vous êtes armé ?” 

– “C’est pour un P38 avec deux chargeurs. Ça vous parle Lilia ?” demande Marcello.

– –  « C’est le même que James Bond ou encore les Brigades rouges Italiennes à la belle époque. Ne vous affolez pas Lilia, je n’ai pas de port d’armes. L’engin n’est pas en France. Je ne vous dirais pas où il est caché.

Vous savez, quand on voyage, surtout comme moi, simplement “armé” d’un appareil photographique, c’est une précaution bien utile surtout que parfois j’approche de près les populations et souvent on finit par se lier d’amitié.  Alors pour certaines autorités ou délinquants, on devient vite suspect ou gênant.

La bande à Baader, les FARC, la CIA, les Barbouzes, le sentier lumineux, les camionneurs Roumains, les Khmers Rouges, la DST, les Yakuza, la STASI, le SAC, Pol Pot, le GIA, le KGB, des groupes paramilitaires, l’OLP, les gangs des favelas, Cosa Nostra, les trafiquants en tous genres : esclaves, femmes, enfants, organes, drogues, or, oeuvres d’arts, armes  etc… ça ne vous dit rien, vous êtes trop jeunes ! Il fut une époque où la terre était encore plus à feu et à sang qu’aujourd’hui. Dans certaines contrées, tout voyage, même réputé tranquille, pouvait basculer brusquement, sans prévenir. Il fallait être sur ses gardes en permanence et être en capacité de négocier sa liberté et d’argumenter sa survie arme au point. Le simple fait d’en posséder une et de le faire savoir était souvent suffisant pour maintenir à distance les candidats au détroussement.

Bon, ce n’est pas tout ça, Lilia, mon train ne va pas m’attendre,  il faut que je fasse mon bagage et que je file à la gare. J’espère que la démonstration vous a plu ».

En un temps record, il revient avec sur lui  la veste en lin usé, de couleur crème, pleine de poches, “c’est spécial reporter” dit-il en souriant, puis  met sur son dos le “baroudeur”, le chapeau sur sa tête et d’un salut magistral quitte l’appartement sans se retourner. Se reverront-ils ?

Lilia se penche par la fenêtre et se rappelle que c’est de ce balcon précisément, qu’un soir d’été, Marcello a vu ses amours disparaître pour ne jamais revenir.

 Le soleil est déjà haut “Une belle journée s’annonce !”, pense-t-elle. Toute ragaillardie par le copieux brunch et sa nuit apaisée, rassurée par les instructions de Marcello et la proximité de Nuwan, elle envisage d’aller se dégourdir les jambes. De retour dans la chambre, elle découvre, délicatement posé sur le lit, un ensemble de vêtements. Deux jeans bleus, un blanc, une robe d’été, trois t-shirts printaniers, deux jupes légères, des baskets, des paires de sockets, trois sortes de nus-pieds et quelques dessous chics et élégants. Visiblement le donneur d’ordre n’est pas un chausseur, l’assortiment pour les pieds n’est pas esthétiquement très heureux. Elle ira elle-même compléter la garde-robe. Pour le reste, tout lui va à merveille, tant en taille qu’en style. C’est même “assez classe !” Elle opte pour la robe d’été, même si avec les chaussures de sport ce n’est pas des plus seyants. C’est en tous cas “le moins moche”.

Pour occuper le reste de la journée, elle a sa petite idée  : emprunter la passerelle, traverser la seine, dans le jardin des tuileries, au kiosque, s’offrir un petit-crème. Ensuite à deux pas de l’arbre des Voyelles (annonciateur malgré lui de la tempête de décembre 1999) sous l’ombrage de quelques jeunes feuilles des vieux chênes, elle s’installera un confortable salon de lecture. Elle compte bien achever avant la nuit le manuscrit que lui a confié Marcello.

Chapitre 2

Ce n’est ni un hameau, ni un village, ni un quartier, c’est un lieu à part, totalement isolé, au bout d’un cul de sac, dont l’accès est rigoureusement contrôlé et protégé par ses habitants. Le bourg le plus proche est de l’autre côté, à plus de dix kilomètres. 

On ne vient pas ici par hasard. Pour y arriver, il faut connaître. Savoir contourner un grand marécage, longer des marais salants, traverser un canal par un vieux pont levant au bois fatigué et d’un métal fort rouillé, puis suivre un chemin unique et franchir consciemment le seuil du territoire en outre passant les panneaux d’accueils, « propriété privée, défense d’entrer, chien méchant, danger pièges ». 

Comme emprisonné entre la mer qui forme une large baie en U, dont il en est sa base et un chenal, auquel il est parallèle, le lieu qui ne dit pas son nom est une longue bande de terre solitaire. Cette langue sablonneuse semble n’être là que pour combler un espace vide. Cette sorte de désert calcaire, rugueux, étriqué, à la végétation pauvre pour ne pas dire inexistante, s’étend sur une largeur ridicule de moins de cent mètres et sur une longueur monotone, pratiquement plate, de six mille mètres au bout duquel un étrange pic rocheux interdit tout espoir d’évasion.

Délimitant les terres intérieures, telle une rature au crayon gras, noir sur papier blanc, comme tiré au cordeau, le trait de côte est à cet endroit marqué par une longue digue en pierres volcaniques. Rectiligne, funèbre, tranchante et sans couleur comme dans les profondeurs des abysses. Elle marque la frontière entre deux espaces, entre deux espèces, le maritime et le terrestre, entre le solide et le liquide, entre les gens de terre et les gens de mer. D’un côté, il y a l’eau salée, de l’autre s’écoule l’eau mélangée du canal, pas totalement douce, que la digue a pour mission de protéger des terribles et fréquents coups de mer.

C’est  de ce côté qu’est la rue, enfin le sentier en terre sablonneuse. C’est l’unique et obligatoire « avenue », qui traverse le patelin de part en part, d’ouest en est et qui passe devant l’entrée de toutes les maisons sans exception. Elle est tout à découvert, toute en longueur, sur un vague terrain, à peu près plat, sans aucune courbe, ni aucune plantation organisée et encore moins d’aménagement public. Il faut dire qu’ici, il n’y a ni automobile ni électricité. Orientée plein nord, elle est glaciale en hiver et obscure les nuits sans lune.

Vue depuis l’entrée, la perspective est simple, que des droites qui s’enfuient vers le lointain pour s’écraser sur le mur naturel. De gauche à droite, les lignes qui semblent sans fin, s’esquivent puis s’estompent progressivement. Ça commence par les bords du canal, puis la digue noire, ensuite le chemin sablonneux, arrive la rangée des cahutes, enfin une pente légère, la plage qui se baigne dans la mer, se délite progressivement au contact de l’eau salée pour finir en sable fin et achever la géométrie linéaire des lieux.

L’ensemble immobilier composant les habitations, si on peut appeler ainsi l’amas de baraquettes, est raisonnablement rangé, organisé le long de l’unique voie. Toutes d’un même côté, le long du sentier, sur un kilomètre, parallèlement à la plage, face à la mer, plein sud.

Comme si elles étaient pénétrées en leur centre par une énorme brochette, elles sont toutes en ringuette, strictement alignées, mais sans jamais se toucher. L’ajustement entre elles est quasiment parfait.

Question terrain, il n’y a ni barrières, ni grillages, pas de territoire marqué. C’est ce côté mer qu’en d’autres endroits, on appellerait, le côté jardin mais ici pas un seul bout de potager ou quelque chose qui pourrait y ressembler. Ici la terre, enfin le sable, semble appartenir à tout le monde ou plutôt à personne. Délaissé, il n’est pas digne d’intérêt puisqu’il n’est pas nourricier. Ici, c’est jachère toute l’année et tout le temps. On n’est pas chez des gens de jardinerie. Ici, c’est le fief des gens de mer, des modestes de la pêcherie, des capitaines d’embarcations précaires et des odeurs de poissons qui s’accumulent depuis des générations. 

C’est avec les restes de planches de bois qui servaient à la construction de barques que les cabanes étaient fabriquées à l’origine. Transformées progressivement en logements plus solides, loin d’être des palaces, ils sont dans le ton de la dizaine de familles y résidant : rustres, modestes, toutes semblables, du même ouvrage et dit-on : inébranlables. Depuis le jour où, au 17ème siècle, ces colons venus d’une île lointaine de Méditerranée ont, malgré eux, à cause du naufrage de leur embarcation, débarqué sur cette terre sauvage, le nombre de cahutes n’a pas bougé. Dix à douze familles sont réparties dans une dizaine de bâtisses.

Recouvertes d’un ciment gris, composées de deux ou trois pièces, elles sont de taille très modeste. Au mieux et au plus, elles s’élèvent, sur un seul étage et sont majoritairement de plain-pied.

Elles ne trahissent aucun bon goût, aucun passage d’une âme créative, aucune existence originale, pas plus qu’elles ne témoignent d’une volonté d’affirmer une identité propre ou de se différencier. L’espèce de village semble construit pour ne pas se faire remarquer, ne pas être repéré.

Ici, et depuis toujours, on n’existe pas individuellement ! Tout le monde est de la même classe, d’un même niveau, dans un même lot. Pas une seule maisonnée ne se risque à un style qui pourrait passer pour une excentricité ou refléter un esprit transgressif, laisser entrevoir un embourgeoisement même léger ou pire, dévoiler un esprit de parvenu ou de contestataire. Le caractère uniforme est plus qu’un style, c’est un signe de reconnaissance, un genre d’appel au ralliement, un symbole d’appartenance, une conduite à tenir. Pour tout le monde le même costume, y compris pour l’habitation : ça rassure. L’extravagance n’est pas de mise et l’artistique est une notion totalement ignorée.

C’est donc ici, entre bise du nord glaciale l’hiver et brise du sud étouffante l’été, entre vagues et vents, entre sel et sable, entre deux eaux, entre deux brises que tout a commencé pour Marcello un jour d’été de 1948. C’est de là qu’il prend plaisir à contempler les eaux qui s’ouvrent, se tordent, se libèrent puis s’offrent aux promesses du large emmenant avec elles ses rêveries de voyage.

Chapitre 3

A la symphonie de la roue qui égaye le déplacement et cadence le trajet, s’ajoutent quelques rares mésaventures et de petits obstacles ; nids de poules, vols de mouettes, une ou deux balades de chats insomniaques et par mauvais temps, dans les hurlements du vent, au loin, le blanc jaillissement de la mer noire, déchainée, dont la colère écumeuse et lumineuse déchire la nuit.

Même à vide, le poids de la brouette suffit à expulser sur les côtés les gravillons les plus costauds. Les plus faibles eux, sont enfoncés ou pire, réduits littéralement en poussière. Pas de chance, s’ils se trouvent sur le trajet. Écrasement ou éjection ? Leur sort dépend juste de leur niveau de résistance et de la nature du sol sur lequel ils sont. Hasard ? C’est comme ça ! Pour Marcello ça n’est que justice, « on ne choisit ni ses parents, ni le lieu où l’on naît, alors pourquoi les cailloux choisiraient-ils le terrain et la façon dont ils vont se faire écraser ? Ainsi va la vie ! A chacun son destin ! »

Odeur chaude, atmosphère de saison, bruit caractéristique de la plage déserte. De rares oiseaux traversent la nuit. 

A intervalles forcément réguliers, un noir profond digne des abysses fait place à la clarté lunaire. La demi-lune se glisse entre les interstices et éclaire ce qu’elle peut, laissant le reste dans l’obscurité absolue. Les rayons coulent entre les ombres des constructions qui dessinent au sol comme une découpe de créneaux digne d’un château-fort.

Depuis l’extrémité où il habite, à l’est, le cap est une ligne droite, toute simple, toute rectiligne, plein ouest. Le tracé, on ne peut plus linéaire, ne laisse aucune possibilité d’égarement. C’est tout au bout du chemin, côté du couchant déjà couché, proche de la barrière qui marque l’entrée du territoire soi-disant privé qu’est son point d’arrivée. C’est pile la deuxième bâtisse. 

Même pressé d’en finir, Marcello l’a appris à ses dépens, pour être capable d’assurer le retour, qui n’en est que plus épique, il faut savoir dès l’aller, s’économiser. La conduite ou plutôt le transport en brouette c’est plus qu’une épopée : c’est tout un art.  Au fur et à mesure de l’expérience, il a tenté, tant bien que mal, de perfectionner la technique. Espérant alléger sa peine physique, avec l’espoir de trouver la solution miracle, avec le rêve d’avoir l’idée géniale pour une traversée sans souffrance, ni effort, il a bien essayé plusieurs positions :

– Poser les bras de la machine sur ses épaules ? C’est très douloureux.

– La tirer ? C’est épuisant.

– La suspendre autour de son cou à l’aide d’une corde, ça étouffe et brise la nuque,

– La faire glisser ? Dès qu’il y a un trou ou bien un caillou, ça bloque. Il faut alors user de toute sa force pour sortir de l’ornière. 

Il doit se rendre à l’évidence, il n’a rien d’un génie. La pousser reste le meilleur compromis. Cela l’énerve d’autant plus qu’il n’aime pas devoir faire ce qui est prévu, ce qui est écrit, ce qui doit se faire « comme çi et pas comme ça ». Faire comme tout le monde l’indispose réellement. Comme si c’était la preuve d’une faiblesse, d’un manque d’imagination. Comme s’il s’agissait d’une négation de soi digne d’un mouton de Panurge. Il n’a pas envie de ressembler à la masse. Il est persuadé que tout ce qui est uniforme rend fatalement informe. Il fuit les évidences pour affirmer ses différences. Sans avoir été inspiré par Voltaire, qu’il n’a pas lu, comme on bichonne un potager, il cultive pourtant son propre jardin, son propre chemin. Plus il avance en âge, sans même en connaître le mot, il mesure parfaitement ce qu’il exècre : l’instinct grégaire. Il exprime souvent spontanément cette aversion épidermique avec force. Il ne manque pas de confirmer ses dires par des actes qui illustrent parfaitement sa pensée. Les deux aboutissent à ce que les adultes lui attribuent un esprit rebelle, un comportement asocial et bien qu’on lui reconnaisse volontiers un charme fou, il lui est reproché d’être quelqu’un de difficile. Ce qu’évidemment il réfute. Il est tout simplement « lui » et personne ne le formatera en quoi que ce soit.

Résigné, il finit par reprendre sa route et relance de fait, le florilège sonore qui va avec.

Tenir, sans faire racler, pour ne pas freiner, toute la maîtrise est donc là. S’il arrive sans trop de difficulté à soulever l’engin et à le mouvoir, tout se complique lorsqu’il s’agit de le maintenir continuellement en l’air. Le garder en sustentation, au-dessus de ce sol meuble et poussiéreux, de façon constante, du début jusqu’à la fin du trajet, est une gageure. Savoir ajuster le bon écartement pour ne pas trop se fatiguer tout en évitant de toucher ou de frotter ; c’est le secret ! Il faut, en effet, absolument éviter les à-coups qui entrainent des arrêts brusques, violents, et consomment une énergie folle assortie aussi d’un profond énervement et d’une certaine vexation. A chaque obstacle, Marcello jure. C’est aussi un alibi tout trouvé pour faire une courte pause. La nuit retrouve alors sa sonorité normale.

Depuis le temps, la balade est devenue un cérémonial. Tel un jingle de radio qui lance toujours au même moment une séquence, le passage quotidien de Marcello est à la fois un rite, un rythme et une indication d’horaire. A chaque fois, au même endroit, il s’entend murmurer « Dormez en paix, braves gens, je passe et je repasserai bientôt !». Cela fait longtemps que ça dure. C‘est la « noctambule routine » un blues lancinant, répétitif, morne et monotone.

Pour ceux qui essayent à grand-peine de trouver le sommeil, sans doute est-il un brin désespérant, voire irritant, d’autant plus qu’ils savent qu’il ne s’agit que de la première phase du défilé : le rapatriement reste à venir.

Pour d’autres, par contre, c’est un indicateur précieux. Ils l’attendent comme un signal. C’est la dernière information du jour, le dernier événement, peut-être même est-ce la condition à un paisible endormissement. Dans cet endroit où presque tout est prévisible, y compris les hommes, tout retard de sa part est pour la communauté, au mieux une inquiétude, au pire un stress profond. Dans tous les cas, c’est une contrariété.

Minuit est passé depuis longtemps. À cette heure avancée, tout est calme. Aucun risque de rôdeurs ou de mauvaises rencontres. D’ailleurs, le territoire et ses habitants n’attirent personne, pas même les désorientés de la vie. Depuis fort longtemps, leur réputation de clan fermé peu enclin à accueillir des visiteurs est bien connue dans la région.

Ni loup, ni aigle, ni chauve-souris, ni serpents ne sont à craindre. La guerre mondiale, la deuxième s’est terminée trois ans avant sa naissance. Pour Marcello, la paix s’est installée définitivement, durablement. Il baigne dans un sentiment absolu de sécurité ou plus justement, une merveilleuse absence de ce qu’est l’insécurité. Insouciance de l’enfance mais aussi le résultat d’une vie pacifique et d’un terrain de jeu protégé ardemment, vigoureusement par les adultes.

Fort de sa confiance en l’homme, le jeune homme pense que les seuls dangers qu’il ait à craindre désormais sont ceux qui relèvent des forces de la nature : catastrophes incontrôlables, cataclysmes imprévisibles, animaux sauvages et bêtes cruelles. Ainsi les seules peurs qui alimentent parfois les cauchemars du jeune garçon sont des événements face auxquels les hommes sont quasiment impuissant, tels que les incendies, les tremblements de terre, les inondations, les raz de marée, les piqûres de serpents, les morsures de rats. Rien que d’y penser, Marcello sent des frissons lui remonter du bas du dos jusque dans les épaules. Il accélère autant qu’il peut la cadence d’autant plus qu’il sait que des oiseaux de mauvais augures, tels des vautours brésiliens ou des charognards africains, guettent son passage. Il entend déjà le bruissement diffus. Il voit  leurs grandes ailes se déployer, il aperçoit leurs corps onduler et sous le halo de la lune, l’ombre de leurs longs becs est projetée à terre en un étrange ramage noir. Bien qu’il sache parfaitement qu’il ne s’agit que de l’effet produit la bise dans les quelques tamaris déplumés, il se hâte jusqu’à ce que la prochaine bâtisse fasse écran à la lumière.

La noirceur devient alors un abri temporaire. Pourtant, il aime aussi cette faille lumineuse. Elle permet aux sons de la plage de circuler librement entre les deux bétons. Il lui plait d’entendre puis d’entrevoir, en noir et blanc, étincelante, dansante, brillante, son espace de liberté, son univers de rêverie, son territoire d’évasion, son fantasme d’aventures, sa compagne de voyage, LA SUPERBE, LA DIVA : la mer Méditerranée. Profonde, immense, en perpétuel mouvement , elle se trémousse, elle moutonne, elle l’appelle, elle le courtise. Cela le ragaillardit aussitôt.  Quelle que soit l’heure, il sait qu’elle est là, présente, constante, sécurisante, rassurante, parfois violente, parfois démontée, souvent endormie, mais jamais il ne la voit comme un danger.

Texte, prise de vues, montage, traitement © JJF - 2021

 

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