De l’état sauvage à l’ère industrielle

Fiction – MATAHI – Vingt et unième épisode

Temps de lecture approximatif :  11- 15 minutes

Porté par l’humidité, le halo orange est visible de loin. Les faisceaux des  projecteurs balaient puis découpent le ciel au gré des nuages. A cette heure agitée par le vent d’été, la torchère de la raffinerie se mire dans la mer noire. Echauffée par la journée de canicule, à chaque envolée, elle libère son écume. Quelle que soit la clarté, la visibilité et la lumière, même noyée dans les volutes de fumées tourbillonnantes,  cette flamme vigoureuse, permanente, dansante et danseuse, directement sortie des enchevêtrements de tuyaux de métal, a le mérite, de jour comme de nuit, d’indiquer le sens du vent. Aujourd’hui, il est de la terre : « cette nuit, il fait mistral ! », ce soir, Marcello revient, 50 ans après ses escapades d’enfant et le drame qui l’ex filtra de cette terre.

Comme libéré par l’absence de végétation, encouragé par le manque de relief, le vent, avec une force inouïe, s’élance sur la mer. Il déchire, méticuleusement, patiemment chaque vague qui tente de se former. Avec violence, comme un dictateur, il les empêche de rouler sur elles, de s’enchaîner. L’une après l’autre, sans en rater aucune, il arase chaque crête. Il lamine cette énergie venue de loin, du grand large, d’un grand voyage au cœur de la Méditerranée.

A l’approche de la côte et de ses hauts fonds, surprises par cet écart soudain de profondeur, elles gagnent pourtant en hauteur. Transformées en rouleaux, elles sont tout de même déchirées par le souffle souverain qu’envoie la terre. Elles explosent dans l’obscurité. Multiples vaguelettes blanches, lumineuses, quasi fluorescentes, c’est un feu d’artifice nocturne.

Au loin, dans cette rade qui dort mais qui a le tort d’être en eaux profondes, au mouillage, nez au vent, d’énormes tankers, tous feux allumés, attendent leur tour pour accéder, demain, à l’aube, aux quais de chargement ou de déchargement.

L’empilement de roches volcaniques noires, côté terre, est devenue une digue gigantesque. Elle relie toujours les deux rives de l’anse et sécurise le trait de côte. Cette imposante barrière minérale, sombre, est aussi le support sur lequel est désormais posé le ruban bitumé de la rocade à 4 voies. Elle relie la capitale régionale à son immense port pétrolier. Le trafic y est incessant. Le calme est définitivement détruit. L’état sauvage totalement anéanti.

Elle protège désormais l’usine de bauxite et d’alumine, juste derrière, car il ne faudrait pas que les jours de colère de la mer, ce site stratégique, hautement antipathique soit envahi d’eau salée. Ça fait des années qu’elle est là, un peu après le départ de Marcello. Premier maillon d’une nouvelle ère, celle des rois de l’industrie, imperturbable, elle rejette en l’air ses fumées jaunes. Elle crache ces amas de poussière rouge, sale, terriblement volatile. 

Dans les années soixante, se crée un rapport de force qui devient vite défavorable aux quelques pécheurs qui résident sur cette langue de terre. La menace vient de l’État. Ils ne sont pas de taille à lutter. C’est « une nouvelle étape dans l’aménagement du territoire » qui s’étend sur plus de « 6.000 hectares » annonce le journal télévisé du 14 février 1964. Prophétie irréversible de l’arrivée des chevaliers maudits de l’industrie de l’or noir mais bénis de la régence.

Parce qu’ils estimaient qu’il n’y avait rien sur cette terre, tels des conquistadors, ils ont mené une croisade destructrice. Des aventureux sont venus en masse s’y aventurer. L’homme moderne voulait en faire un puits de richesse. Généralement encaissés avec un enthousiasme béat, naïfs parfois, mais le plus souvent avec avidité par les uns et les autres, l’argent du pétrole a conduit toute cette région à une double peine : un désastre écologique et de graves problèmes de santé publique.

Le revers de cette médaille économique n’est pas brillant. En contrepartie de ces flux financiers et liquides, l’addition est durablement très lourde et le désarroi profond pour celles et ceux qui sont malgré eux condamnés à rester ici et y mourir de façon précoce. Aujourd’hui, intoxiqués par le niveau extrême de pollution, ils y meurent de maladies graves sans jamais pouvoir revendre leur habitation.

L’odeur du thym a disparu. Une senteur lourde, acre, étouffante qui teinte le ciel d’une couleur jaunasse, malpropre, l’a remplacée. Plus ou moins forte selon le sens du vent, elle semble indiquer que c’est terminé, elle marque la fin des réjouissances.

Comme s’il était écrit que les beaux jours doivent avoir une fin. Comme si vivre en paix au milieu de la nature était une faute. La punition est sévère, perverse, diabolique. Fin du bon temps. Air et vie libres qui étaient les bacchanales, les orgies de sensations, la raison de vivre de tous ces Marcello en herbe, sont remplacées par des odeurs pestilentielles. La pêche s’est dégradée. La mer est, dit-on, remplie d’acide. De toute façon, elle a été vidée de tous ses poissons.

Aujourd’hui, tout a changé, l’électricité est certes partout, même dans la rue il y a un éclairage public mais à chaque balade sur la plage, les boulettes de pétrole collent aux pieds. La moitié de la grève est désormais interdite à la population car trônent pas moins de 860 000 m3 de produits stockés dans 40 cuves du dépôt pétrolier. Le bistrot a fermé depuis longtemps. Les quelques anciens qui restent, tués par l’industrie, abattus par la pollution, détruits par ceux qui alléchés par l’or noir sont venus faire fortune ici puis sont repartis en laissant les déchets à gérer ont trahis le destin des pécheurs. Ces hommes et ses femmes blessés, cocufiés, n’ayant plus la force d’être atterrés, minés, lessivés sont désespérément résignés, corrodés, presque sans vie.

En bout, tout au bout de la sorte de digue, entourées de villas modernes, il reste quelques maisons grises, modestes, délabrées. Toutes de la même époque, de l’époque d’avant. Celle du siècle dernier. Celle d’avant l’industrie. Celle du temps, où il faisait bon y vivre. Celle d’une période paisible.

Il est là, dans ce qui reste de sa maison/cabane. C’est d’ailleurs quasiment la seule à être un peu digne. Il n’y a pas d’entrée. Au plafond de la pièce principale, allumée de jour comme de nuit, seul signe de vie, une ampoule, faiblarde, blafarde, à l’abat-jour en verre dépoli fêlé pend au bout de deux fils en tissus à moitié dénudés. Sur une vieille télé, à tube cathodique bleuté, excité, repose un semblant de napperon. Surement un signe pour dire qu’il n’y a pas eu ici, que des femmes de passages, Peut-être même qu’une compagne permanente s’est installée un moment. Le ménage semble se réduire à un automatisme d’usage qui déplace automatiquement la crasse. Les traces à peu près nettes indiquent les endroits utilisés. Il règne une odeur étrange.

Recroquevillé sur sa canne, Bénito L. apparaît comme s’il était tout rétrécit. Il  accueille Marcello sans enthousiasme ni formalisme. L’invitant à s’asseoir, certainement pour lancer la conversation, il explique qu’il occupe désormais une seule pièce, au rez-de-chaussée. Il n’a plus les jambes pour monter à l’étage. C’est une sorte de cuisine, qui est aussi une salle à manger. Il y a un vague évier à deux bacs en faïence ébréchée. Autour d’une petite table en formica gris, 4 chaises chromées attendent des visiteurs qui jamais ne viennent. Benito L. fait silence.

Il regarde, sans vraiment regarder, dans le vide, la chaîne d’infos. En quelques mots, précis, clairs, il commente le défilement à toute berzingue et en continu, de ce monde qui n’est pas le sien, qui n’est plus en phase avec lui et qui l’a lâchement abandonné sans lui en donner aucune raison, aucune explication. Ces nouvelles ne le concernent plus. Il laisse filer au-dessus de lui, le flux étouffant de mots et d’images qui s’entrechoquent. Les expressions des chroniqueurs, qui se veulent chics, savantes, éclairées, glissent sur lui comme la pluie sur un imperméable. Lui, il le dit, il attend patiemment mais avec une certaine impatience maintenant, que la faucheuse s’arrête au passage. Elle est si souvent passée devant chez lui sans jamais s’arrêter.

Benito a appris que Marcello est journaliste. Ce n’est plus le gamin curieux de tout qui lui parle, ce n’est plus son voisin qui le visite mais le reporter enquêteur qui veut savoir. Aujourd’hui, face à lui, il peut enfin lui poser des questions d’adultes, directes sérieuses. Le temps presse. S’il se débrouille mal, s’il brusque son interlocuteur, il partira sans jamais avoir livré son histoire à personne. Rien de ce qu’il a vu, de ce qu’il sait, de ce qu’il a fait, n’a été consigné quelque part. Son absence ne sera remarquée par personne. Sans héritier, il tombe dans le commun, dans l’oubli, mais ce n’est pas son affaire. Marcello ne veut pas que son secret parte avec lui. C’est son combat. Il y arrivera. Cela fait trop d’années qu’il  ne sait rien de cet homme qui a, à sa manière, a bouleversé la vie des familles vivant ici.

Est-ce vrai qu’il fricotait avec les dames du quartier ? De quoi vivait-il ? Pourquoi n’a-t-il pas fait la guerre ? Pourquoi n’a-t-il pas été mobilisé ? Pourquoi y avait-il toujours du riz à la maison ? Est-ce vrai qu’il était de la pègre ? Pourquoi n’a-t-il pas été arrêté ? Qu’est-ce que cette histoire de Vietminh ? Que s’est-il passé après le départ soudain de Marcello quand il avait 10 ans ? A-t-il su réellement le déroulé du meurtre ? Y a-t-il eu des règlements de compte ?

Marcello bouillonne. Il cherche à trouver la meilleure méthode pour parler avec Benito L. Cela fait deux heures maintenant qu’ils sont ensemble. 120 minutes, côte à côte, à faire comme s’ils regardaient la télé sur laquelle rien ne se passe, mais tout se répète inlassablement, ponctuant les silences par des banalités sur la météo ou d’autres sujets tout aussi dénués d’intérêts.

Il y a 60 ans ou plus peut-être, il a vu passer devant chez lui pour la 1ère fois le gamin Marcello. Étrangement, même s’ils ne sont pas intimes, ils se connaissent, ils ont une histoire commune, un passé ancien partagé. Bien qu’il en ait horreur, Marcello a amené des bières, dont il sait que Benito en abuse. Avec perversité, il en a acheminé plus qu’il n’en faut. Histoire de changer son rituel, il demande où se trouvaient les verres. Pas question de s’enfiler le breuvage comme de vulgaires poivrots. Posé sur la table, chacun tient fermement son verre dans sa main.

Comme si cela devait être un signe, l’ampoule au plafond s’éteint puis se rallume. La lumière oblique d’été envahit la pièce, un rayon de soleil pénètre et illumine tous les fragments de poussière qui volent au vent. Autour du faisceau lumineux, c’est la pénombre, éclairée de temps en temps par la couleur de la télévision qui rayonne au-delà de la table roulante sur laquelle elle est posée.  Il n’a pas fini son verre, Marcello le sert à nouveau. « Juste une gorgée » dit-il. Sottement, il l’imagine en confiance.

– “Si ce n’est pas maintenant, ce ne sera jamais, ou ce sera trop tard. Il faut que je me lance,” se dit Marcello qui lui montre quelques-unes de ses photos illustrant des articles puis il reprend :

– « J’aimerai bien faire votre portrait »

Comme s’il acceptait la proposition, l’homme grogne un très court instant. Il ne donne pas l’impression d’avoir très envie de faire durer ce moment de simili-communication au-delà du temps du sourire de Marcello qui perçoit une sorte d’acquiescement tacite qui élimine toute sorte de refus.

– « On pourrait en profiter pour parler un peu de votre vie ? ». 

A la commissure des lèvres, un brin de sourire prend forme. Ses joues, mal rasées, remontent d’un cran. Son front se plisse. Il caresse sa moustache style 1900. Elle ondule au passage de ses deux doigts. Au souvenir de son passé, l’homme reprendrait-il vie ? Au fond, il est peut-être satisfait de la question. Son mutisme qui fermait définitivement la porte à tout dialogue, est brutalement rompu. Un petit moment de vie, sympathique, hors du temps, semble naître furtivement. Sans qu’aucune autre partie de son corps ne bouge, il lève légèrement les yeux au ciel, une petite étincelle jaillit, il regarde l’ampoule éteinte, qui se balance au gré des courants d’air, et d’une voix douce, incroyablement douce, avec un accent peut être italien ou espagnol, il lâche avec un air incroyablement, étonnamment rieur, ces quelques mots : « il ne vaut mieux pas qu’on sache ! ».

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