Fiction

Quatrième épisode

Temps de lecture approximatif :  12-15 minutes

“Mademoiselle, Mademoiselle,

Soudain il sent son épaule violemment secouée. On cherche à  le réveiller.  Avec brutalité, quelqu’un s’acharne à vouloir le faire bouger, à l’extraire de son sommeil. Une voix forte, masculine, pas sympathique pour un sou, résonne à son oreille droite. “Mademoiselle, Mademoiselle, il faut vous réveiller, il faut vous préparer. Départ dans cinq minutes ».

Allongée sur cet alignement de chaises en métal, elle ouvre un œil, elle sent une douleur se réveiller, en même temps que des courbatures se manifestent au fur et à mesure qu’elle déplie son corps. En face, la même rangée de fauteuils, dessus, allongée comme elle, dans le même inconfort, une jeune fille au visage asiatique emmitouflé dans un bonnet. Elle semble aussi dormir encore très profondément.

Les souvenirs de la précédente journée remontent alors petit à petit dans son esprit. Elle a manifesté, elle a avancé dans un nuage de lacrymo, elle s’est heurtée aux forces de l’ordre, elle a ramassé un objet, elle l’a lancé sur les policiers et puis par derrière, au niveau du haut de la tête, elle a senti un choc violent. Il fut d’une telle intensité, d’un tel rayonnement, qu’elle se retrouva à terre immédiatement. Toussant, hurlant de douleur, elle s’est relevée et s’est sentie solidement prise par les épaules. Avec une force inouïe, sans que ses pieds ne touchent quasiment pas le sol, elle a été jetée à même la tôle d’un utilitaire aux portes et vitres grillagées. Elle n’était pas la seule échouée là. La nuit venait de tomber sur Hong-Kong, c’est ça, c’est bien ça dont elle se rappelle maintenant. Les lueurs bleues irradiantes, tournantes des voitures de flics. Les cris, les bruits sourds, ça lui revient progressivement.

Manifestation pacifique contre l’autorité chinoise, puis la violence. Les étudiants embarqués sans ménagement. Des rayons lasers, verts, qui transpercent le brouillard mêlé de fumées  et de gaz. Les masques, les casques. Des bruits de pas, de bottes, de matraques et de boucliers en métal qu’on frappe sèchement et pour finir : les coups.

“Mademoiselle, il faut vous réveiller”. Son épaule douloureuse est à nouveau secouée. Elle entend comme un bruit de frigos. Au plafond, des néons blafards crépitent. Certains clignotent.

Elle se souvient. Elle n’est pas plus homme, que jeune ado qui navigue dans le pacifique, pas plus qu’une étudiante de cette enclave en chine, non, toute jeune majeure, toute jeune infirmière, elle a craqué. A l’issue de 4 mois, intenses, violents, éprouvants, loin de chez elle, en banlieue parisienne, sortie de confinement, apprenant que son CDD ne serait pas reconduit, que ça allait lui “permettre de se reposer et de partir pour prendre des vacances bien méritées” lui avait-on dit, après s’être inscrite au bureau de l’emploi, la colère l’avait prise. Sans trop savoir où elle allait, ni ce qu’elle voulait, presque par instinct de survie, elle avait rejoint le mouvement.

Des blouses blanches, des gilets jaunes, des salopettes bleues, des blousons noirs, des atomisés de la société mis en orbite par la pauvreté, non par la précarité plutôt, des tout-juste remerciés mais vite largués par les hôpitaux, les cliniques, les sociétés d’ambulances. Ces mal fringués s’étaient rassemblés à la place de ceux qui, un temps, rêvant  à  des jours meilleurs, dormaient debout sur la belle place de la république. Cœur d’un patriotisme international des “Je suis Charlie”, dans la non moins belle capitale du pays des droits de l’homme et accessoirement de la femme : la palpitante France devenue nation pathétique.

Elle voulait dire, crier, témoigner, communiquer, son écœurement, son désarroi, ses peurs de l’avenir. Ne plus être seule. Être un peu consolée par  les revendications communes de cette foule de gens perdus. Embrasser la cause dans une sorte d’étreinte pour se faire du bien. Elle n’en pouvait plus de ces mensonges des petits chefs et des politiques. Elle ne supportait plus de ne pas savoir ce qu’elle allait devenir. Épuisée, fatiguée, démotivée, énervée, aurait-elle un lendemain ?

La charge des policiers en avait fini de sa patience. Réduite au silence, étalée là, dans la salle d’attente de ce commissariat de police, elle attend d’être emmenée en comparution immédiate pour “troubles à l’ordre publique, violence en réunion, participation à une manifestation interdite, rébellion, agression envers des personnes ayant autorité, outrage à personne dépositaire de l’autorité publique”. Rien que ça ! tiens, quelle chance, il n’y a pas “association de malfaiteurs” se dit-elle !

« Tu te lèves maintenant » reprend la voix arrogante. Dans un bruit métallique, elle entend comme une pièce qui tombe dans la glissière d’un distributeur automatique, une odeur de mauvais café parfume progressivement la petite salle. Elle en prendrait bien un.

D’un coup sec, elle se sent happée. Elle est brutalement mise  debout. Elle tente de récupérer son masque tombé à terre, la voilà emmenée de force au tribunal.

Heureuse d’avoir profité de sa nuit pour s’évader, Lilia, 25 ans, regarde les rues défiler par la vitre grillagée du panier à salade. Elle envisage sérieusement de tourner le dos à sa carrière médicale.

Debout, derrière la barre des accusés, elle fait face à Madame le Juge. Visiblement la notable ignore tout des conditions de son arrestation, des raisons de sa manifestation, et encore moins des promesses en l’air faites à ces gens “qui ne sont rien”. Pourtant comme les autres, elle a pensé tous les soirs, depuis son balcon, à se montrer et à applaudir. Comme on donne une dose d’antidépresseur à une femme battue pour qu’elle oublie sa peine, la juge lui fait la morale, “sans autorité, il n’y a pas de démocratie possible, Mademoiselle ! Vous le comprenez ? La police assure votre sécurité et garantit le droit à manifester. La violence n’est pas le bon choix. C’est celui des délinquants, des vauriens. Pour cette raison la cour vous condamne à une peine de prison assortie d’un sursis parce que c’est la première fois et que vous avez un enfant à charge que vous élevez seule, mais un conseil : ne récidivez pas, vous gâcheriez définitivement votre avenir et celui de votre fille.”

Effondrée, sans rien comprendre de ce jugement, Lilia repart, libre mais abasourdie. Elle remet son petit sac à dos qui contient beaucoup d’elle, pratiquement toute sa vie. Il est déjà chargé d’amertume, le voilà rempli d’une intense douleur morale, elle y ajoute le poids de l’injustice qu’elle ressent terriblement, cruellement. Cette “sorte” de justice tranchante qui se réclame de la république vient de la meurtrir au plus profond. La plaie est gigantesque.

Elle est du domaine de la santé, alors elle se raisonne, même si les envies sont là, elle ne consomme, ni drogue ni alcool et pourtant elle a tellement besoin de fuir ce quotidien de souffrance et de désespoir.

Heureusement, Lilia sait qu’elle a au moins une récompense, un dérivatif, son petit bonheur à elle. C’est d’ailleurs ce qui la fait tenir. Grâce à un maître d’école, ardent défenseur de la lecture, qui confiait tour à tour à chaque élève, ce qu’il appelait “un bien précieux, une pierre de l’édifice de votre liberté” auquel “je tiens comme à la prunelle de mes yeux”, c’est dans un petit bouquin, quand elle était encore une enfant, que Lilia avait trouvée son dérivatif : les mots, les histoires, les voyages, les rencontres, les écrits, les récits, le rêve et aussi les encouragements de son enseignant.

Elle s’en fait déjà une joie, en sortant du RER, elle ira dans sa petite boutique préférée où des milliers d’ouvrages l’attendent, où des auteurs du Brésil, d’Amérique du Sud, d’Afrique, d’Asie, d’Europe, de l’Amérique, lui ont écrit des pages rien que pour elle, où ses amis lui ont mis de côtés des livres, des songes, des mythes, des mystères, des recommandations, des gourmandises, des petites douceurs, déjà lues, tellement appréciées, si souvent partagées entre deux sourires, faute de pouvoir s’embrasser et s’étreindre. Bref elle va se réapprovisionner.

Elle va choisir de quoi avoir sur elle une dose suffisante et nécessaire pour passer le temps, tuer les attentes lors des pauses cafés, s’évader entre deux urgences, pour oublier qu’elle est si loin des siens, loin de sa fille restée chez les grands-parents, dans sa province natale. Parcourir d’autres mondes. Découvrir des vies inconnues. Ventiler son cerveau par un apport d’air frais venant de nouvelles contrées. Faire rentrer dans sa vie une bouffée d’oxygène. Chasser les idées noires par un surf sur des vagues de poésies. Reprendre de l’énergie en puisant dans les mots, pour tenir mentalement, jusqu’à ce que la criticité de la prochaine vague lui redonne “une existence”, qu’on lui rappelle qu’elle est essentielle, qu’elle a un beau métier, qu’elle a une responsabilité, un devoir à accomplir, celui de soigner avec sourire et bienveillance. Applaudissements m’Sieurs, Dames !

« Pour cause de confinement et de commerce non essentiel, la librairie est fermée. » indique un petit panneau scotché sur la vitrine.

Lilia est envahie par un immense désarroi. Il lui semble que dans sa tête,  brutalement, se déclenche un cyclone entraînant un désordre total, une immensité de désespérance aussi vaste que l’océan qu’elle chérit, un abîme sans fond, où se déverse un torrent de détresse et de noirceur.  Sans qu’elle puisse le contrôler, elle se met à trembler de tous ses membres. Le sol se dérobe sous ses pieds. Elle pleure tellement qu’elle a l’impression que son corps se vide. Ruisselante d’un dégoût soudain de l’humanité, elle a un besoin irrépressible de s’en faire saigner. Elle frappe de ses poings le béton du mur en prenant bien soin de faire riper la peau sur le granulat rêche pour qu’apparaisse la chair vive. Elle est perdue, totalement abandonnée, insupportablement trahie. Envie de vomir. Elle n’arrive plus à respirer. Toute en convulsion, le chaos devenu hoquet, elle est aspirée dans un vertige sans nom.

Elle reprend le chemin de la gare. En un éclair, c’est décidé. Elle ne reprendra plus ce tas de ferraille bruyant, insalubre.  En une fraction de seconde, elle règle le sort de ces deux petites heures quotidiennes, tassée comme une sardine,  transport du matin glacial pour aller chercher du taf. Terminé l’odeur amère du train de banlieue. Elle abandonne définitivement le cycle du métro-boulot-dodo-applaudissements et CDD.

“Plus jamais, vous m’entendez, plus jamais”

“Plus jamais, vous m’entendez, plus jamais”, hurle-t-elle. A cet instant, elle change de destination, elle change sa destinée. Fatalement, comme on crie pour soi-même à l’infini quand on est en haut d’une montagne, comme on alerte l’équipage qui ne semble pas entendre le danger qu’on aperçoit au loin depuis la vigie, les bras en croix, sans pouvoir s’arrêter, elle beugle de sa voix trempée de larmes ; “plus jamais, vous m’entendez, plus jamais, c’est fini, j’y retournerai pas, vous ne m’aurez pas !”.

Avec une démarche assurée, faisant des pas plus grands qu’à son habitude, gesticulant dans tous les sens, comme désorientée, déboussolée, happée, au lieu de prendre l’escalier qui s’enfourne dans le tunnel sombre qui descend vers le quai, pour sa dernière fois, Lilia, groggy mais décidée, choisit d’emprunter le chemin lumineux, à découvert, celui éclairé par le soleil sournois et froid de l’hiver, celui qui monte un peu, vers le pont, celui qui passe nécessairement, fatalement, au-dessus des voies…

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