Lilia

Fiction – MATAHI – Cinquième épisode

Temps de lecture approximatif :  20-26 à minutes

- “Mademoiseeeeelle, Mademoiseeeeelle, n’en faites rien ! Je vous en conjuuuuure ! N’en faites rien ! Vous gâcheriez ma journée !

Le cerveau imbibé de désespoir, le corps brisé par la mauvaise nuit, l’âme éventrée par le jugement, les deux pieds dans des converses roses, sagement alignés l’un à côté de l’autre, posés sur le parapet, au-dessus des voies, les orteils hésitant, elle était parée.

Le peu d’estime qu’elle avait d’elle-même venait de se dissoudre définitivement dans l’acharnement à la faire condamner si vite et si fort.

S’il n’y avait pas eu cette voix si marquée, si reconnaissable, Lilia aurait déjà sauté. Sans cette intonation étrangement familière, l’affaire serait déjà réglée. Dans cette ultime supplication, le choix même du verbe et l’insistance à prononcer et faire trainer en longueur  la dernière syllabe,  comme on tire sur un élastique, ne laissent guère de doute.

- “Mademoiseeeeelle, je vous en conjuuuuure ! ”.

Surprise, intriguée, dans une situation d’équilibre précaire, elle ne peut s’empêcher d’obliquer la tête en direction de la voix. L’œil en coin, constatant qu’elle est bien au-dessus des passants, elle baisse prudemment le regard. Il lui tend généreusement la main droite. De sa gauche il retient un Stetson fort élégamment assorti à un manteau en laine brune. Par chance, le vent vient des voies. Oui, par chance. S’il oblige le passant à agripper les couvre-chefs, ce souffle contraire contrarie quelque peu et fort heureusement  le plan de la jeune femme. Cette force d’opposition physique vient à point. Telle une sorte de résistance naturelle, elle complique ses intentions calamiteuses  et retarde la mise en pratique de la fameuse théorie de Newton.

- “Mademoiseeeeelle, Mademoiseeeeeelle, s’il vous plaît,” s’écria-t-il à nouveau.

– “Enfin, cela ne sert à rien. Vous pensez bien ! Ils ont tout prévu, ces gens de la SNCF, les fabricants de ponts, aussi ! » Se laissant emporter par une espèce de lyrisme conjuratoire, il poursuit.


– « Ils ont fatalement, immanquablement installé un système d’arrêt. C’est prévisible !

Ils ne peuvent pas prendre le risque que le trafic ferroviaire soit interrompu comme ça, brutalement, d’un coup, par n’importe qui.” 

Reprenant son souffle il opère un changement de ton qui devient très affirmatif,  

- “ Réfléchissez une secoonnnde !

De quoi auriez-vous l’air, suspendue à moitié dans le vide, coincée sur une grille comme un steak sur un barbecue, entre le pont et les voies ? Et puis, vous imaginez ? les pompiers ? les flics ? les photographes ? les journalistes ? les passants ? Tout ce beau monde assistant à la scène ? Votre sauvetage en direct sur Facebooooook accompagné de tous les commérages qui vont avec ?

Allez, je vous en conjuuuuure, s’il vous plaît Mademoiselle ! Renonceeeeez à votre affligeant projet ! ”

Lilia est décontenancée par cet homme, non parce qu’il est vêtu d’un manteau, alors que nous sommes au mois de mai, pas loin de l’été et qu’il fait plein soleil, ce qui le rend pour le moins incongru, mais par ce sentiment, presque obsessionnel, comme une évidence de bien le connaître.

Petit à petit ça lui revient. Il a tout : sa posture, sa voix, son intonation, sa prestance, sa rectitude, sa gestuelle, sa taille immense, son élégance, entre 70 et 80 ans sûrement, elle n’est pas très forte pour donner un âge. C’est à s’y méprendre le portrait craché de ce formidable acteur dont elle n’arrive plus à se souvenir du nom. Il était le colonel dans le film “un grand blond….” et le vieux dans “le crabe-tambour”. Il lisait merveilleusement à haute voix James Thurber ou  encore Louis Calaferte. C’est lui, elle en est quasiment certaine, à deux détails près : la couleur de sa moustache est rousse alors que lui l’avait d’une blancheur éclatante et puis il est malheureusement décédé il y a trois ans. Avait-il un frère jumeau ?

Il s’approche légèrement. Il lui sourit. Son visage s’éclaire, sa moustache remonte rendant son faciès gentiment, aimablement, généreusement rieur. Elle y voit une invitation. 

– “Allons, soyons sérieux, Mademoiselle. Ce qui vous arrive est certainement terrible et horriblement douloureux. J’en conviens aisément. Mais vous avez sûrement une famille. Des frères, des sœurs, un père, une mère, un enfant, peut-être plus, des cousins, des cousines, des amis ? Faites moi confiance ! “

dit-il, en allant vers elle à pas comptés, puis, doucement, il avance son bras. Un léger balancement marque son insistance silencieuse.

Elle suit des yeux cette main, puis lentement, remonte le long de ce bras rassurant et fixe ce visage connu. Cette ressemblance est incroyable  ! Accrochée par son regard, d’un bleu à la fois profond et transparent comme du verre, elle se sent irradiée. L’homme est lumineux. Il semble l’envelopper dans un voile invisible de bienveillance.  Comme la limaille de fer est résolument attirée par un aimant, elle est embarquée par ce magnifique sourire et ce singulier personnage.

Une légère vibration interromps la contemplation. C’est de l’émotion probablement. Rapidement, les sensations s’intensifient. Elles remontent par les pieds et rayonnent dans tout son corps. En suivant sa colonne vertébrale, elles s’amplifient et se propagent dans les bras, puis aux avant bras et irradient jusqu’au bout des doigts. La fatigue sûrement. Un vacarme assourdissant, suivi d’un appel d’air brutal se converti en un choc violent puis devient un bruit intense, régulier, agressif, métallique qui  couvre l’environnement sonore. A toute berzingue, avec sa déflagration bien connue, traînant dans son sillage l’horrible vacarme de l’acier durement mis à l’épreuve, passe sous elle, à quelques mètres, un des nombreux Tgv de la journée. Tac à Tac, Tac à Tac, Tac à Tac. Çà la déstabilise. Déséquilibrée, fauchée par le courant d’air,  machinalement, instinctivement, se sentant flancher, elle saisit la main tendue et se laisse choir de son promontoire.

Comme il peut, avec des gestes embrouillés mais efficaces, l’homme la rattrape. Il la met en sécurité. Elle finit par s’abandonner. Il la sert dans ses bras, longtemps, fortement. Tout d’un coup, comme on évacue la saleté en tirant une chasse d’eau, Lilia a l’impression que son cerveau se vide. Cette dégoulinade entraîne dans sa chute l’idée fixe,  la volonté de disparaître de la circulation. Toutes ses pensées s’étiolent.

Entre les bras de cet inconnu, elle éprouve,  pendant quelques secondes,  le sentiment  d’être précieuse. Ça fait si longtemps qu’elle n’a pas ressenti un tel trouble. L’homme reprend ses distances. Presque bras tendus, glissant ses mains dans les siennes comme pour se réchauffer mutuellement, il tente de la réconforter par un mouvement de va et vient. Il les pose ensuite délicatement de chaque côté de ce jeune visage qu’il caresse lentement. Elle perçoit un léger tremblement. Comme s’il avait besoin d’un peu de répit, il vient poser instinctivement son front sur le sien. Il est terriblement soulagé. La vie a repris le dessus.

Bien que spontané, il se rend compte de l’incroyable audace de son geste qu’il considère plutôt comme une faiblesse.  Il se recule. Il la regarde fixement et lui sourit largement. Persuadé qu’il faut briser l’instant, changer de rythme et de sujet, il s’affaire. Il décide de remettre les choses en ordre, dans le bon ordre et de faire disparaître toutes traces de ce pénible moment. Prenant entre deux doigts quelques mèches bouclées, il fait mine de la recoiffer. Il arrange ensuite ses vêtements, tire sur son sweat pour le retendre, ajuste les bretelles de son sac à dos pour qu’elles soient en symétrie, agence le tombé de sa capuche, lui époussette les épaules. Au fur et à mesure, il se rend compte de son jeune âge. La volonté et le désespoir de cette femme qui semble perdue, l’attendrissent. Dans son regard fatigué, il perçoit une âme pétillante. Il décèle une forme de force et de courage. Il en serait presque heureux peut-être même en est-il secrètement admiratif. “Il faut vite tourner la page. Il est urgent de l’éloigner de cet endroit détestable,” pensa-t-il.

Après une longue inspiration pour emmagasiner souffle et contenance, de sa voix profonde, claire, tout en se reculant davantage, il l’entreprend :

– “j’imagine que vous n’avez rien de prévu cet après-midi”. 

La prenant délicatement par le bras, avec élégance, il l’entraîne dans un mouvement rotatif, comme s’il guidait une cavalière dans un pas de danse mais avec l’objectif de lui faire définitivement tourner le dos à ce maudit et lugubre pont. Ils empruntent le chemin qui descend vers la gare. Sans aucune résistance, ni émotion, elle marche à ses côtés, docilement. Au fond, elle est quelque peu rassurée par cette prise en charge. Ce soutien lui fait du bien. Son esprit va pouvoir enfin se libérer et peut-être même se reposer.

–  “Évidemment vous ne savez plus quoi faire. Évidemment vous ne savez pas où aller. C’est contrariant,  mais ça peut s’arranger. Si vous acceptez un tant soit peu de me faire confiance, évidemment.”

 Ils marchent quelques pas en silence, bras dessus, bras dessous.

“Une gare sans bistrot de la gare n’est pas une gare, même en banlieue. Nous allons prendre une collation,  » lui dit-il gentiment.

Il lui ouvre la porte, la fait passer devant et ils se retrouvent attablés face à face, dans un troquet quasiment désert.

 

Il prend la même chose qu’elle. Elle le remarque.  Hasard, politesse ou raffole-t-il des cafés crèmes ? Machinalement, elle fait coulisser le capot inox en demi-cercle du sucrier, dépiaute l’emballage papier de trois petits morceaux, et tout aussi machinalement, sans précaution les jette dans sa tasse. Ils éclaboussent. Trop heureux que l’histoire et les habitudes reprennent leurs cours, à l’aide d’une petite serviette, il s’empresse de nettoyer. Cela le rassure. Saisissant la cuillère, elle tourne machinalement le breuvage. Elle tourne, elle tourne, elle tourne, obstinément, obsessionnellement. Elle tourne. Elle tourne. Elle tourne, comme si elle voulait créer une spirale dans le liquide et y être happé par un vertige hypnotique. L’observant du coin de l’œil, il tourne lui aussi alors qu’il n’a pas mis de sucre. 

– “Quelle classe !” pensa-t-elle en le remarquant.

– “Et bien ma jolie, que vous arrive-t-il ?” 

Prenant conscience immédiatement de l’inadéquation de son propos, il se reprend instantanément, 

– “oh mille pardons, je ne me suis pas présenté.  Je suis, Marcello pour vous servir,” 

tout en sourire, il lui tend sa main. Elle s’aperçoit qu’elle est parsemée de taches bleues et mauves, signes  liés  probablement à  un traitement médicamenteux pour le cœur. Elle la saisit et de sa voix douce et faible prononce un léger 

– “Lilia,” 

suivi d’une pause. Puis, pour qui tend l’oreille, un “enchantée” à peine sussuré se fait entendre.

– “Bien Lilia, je suis ravi de faire votre connaissance ! Bien qu’à ce que je comprends, les circonstances pour ce qui vous concerne ne sont pas des plus agréables, ni très gaies.”

 

Marcello parle clairement, assez rapidement, fortement. Chaque syllabe fait l’objet d’une diction attentive. Une légère déformation sur les s, les f et ch enveloppe ses phrases. Elle se dit que c’est sans doute dû à un appareillage dentaire récent, pas encore tout à fait en place, encore en rodage, qui au passage  de ces sonorités,  écorche et égratigne le souffle.

Sa voix est posée, chantante. Comme un conducteur qui respecte scrupuleusement les indications des panneaux de signalisation, il marque strictement la ponctuation. A en croire l’attention qu’il lui porte, il doit s’agir surement dans son esprit, d’une question de bienséance. S’il n’est pas acteur, il a au moins pris quelques cours, pensa-t-elle. Si cette ressemblance stupéfiante la ravit, elle fausse quelque peu son jugement en limitant son esprit critique. C’est en tous cas un brin de soleil dans sa triste journée. Petit à petit son corps se détend. A force, peut-être finira-t-elle   par se trouver un peu moins mal. Un gargouillis soudain vient troubler leur silencieuse conversation. Son ventre crie famine. Juste d’un regard, il compris que faute d’avoir sauté du pont, c’était bien son repas qu’elle avait sauté.

– “Oh mais quel goujat je fais, repris Marcello, pardonnez-moi, je ne vous ai pas demandé si vous aviez déjeuné ? Si tel est le cas, il est déjà 14h30, vous devez mou…. “, se reprenant rapidement , “ vous devez avoir une faim de loup. Garçon, s’il vous plaît.” 

S’adressant à Lilia, 

– “Est-ce qu’une omelette vous ferait plaisir ? Dans ce genre d’endroit, il y a toujours moyen d’avoir une omelette. Ils sont même capables de vous faire une omelette avec des œufs durs,” dit-il en souriant. 

– “Nature ou aux herbes ?” questionna le serveur. La réponse fut “nature”, “Je vous mets un petit peu de vin avec ?” 

– “C’est cela,” répondit Marcello, “un petit blanc en pichet, bien frais, avec deux verres, s’il vous plaît. Ce sera parfait !” 

Il attendit que le jeune homme s’éloigne et reprit de sa voix charmante, théâtrale, 

– “Ecoutez Lilia,” 

Il mit sa main sur la sienne. Sa paume couvrait l’entièreté de ces petites menottes si tendre et si fragile à la fois. Il les trouva un peu froides. Mais comme toujours, comme à chaque fois qu’il saisit la main d’une femme, le trouble l’envahit. La douceur de la peau, l’imperceptible signe de vie que procure le sang qui transite, l’échange calorique qui s’opère entre les deux êtres l’émeuvent profondément. C’est pour lui une sorte de communion spirituelle, intime. La transmission d’un fluide secret, invisible qui entre en fusion et connecte les deux esprits. C’est un besoin. Cela lui donne l’énergie pour aborder le sujet dont il veut parler à Lilia.

– ” Je ne sais pas ce qui vous arrive Lilia. Je ne veux pas le savoir. Cela ne me regarde pas. Je sais que c’est grave. C’est si grave que cela mérite que vous ayez envisagé l’irréparable : mettre fin à vos jours ! Oublions cela. Le hasard m’a mis sur votre chemin d’infortune. Mon intervention a bousculé vos funestes projets. Soit ! C’est ainsi ! Il faut vous remettre de vos émotions,” 

court silence. 

– “Avez vous quelqu’un à prévenir ?” Il enlève la cuillère de sa tasse qu’il dépose méticuleusement dans la sous-tasse. 

– “Évidemment je suppose que personne ne vous attend ?” Il laisse un petit temps mort au cas où elle veuille glisser un mot ou deux, puis, devant son mutisme, il continue. 

– “Voilà ce que je vous propose. Je ne peux pas vous abandonner ici. Je ne m’y résous pas. Je vous emmène chez moi à Paris. Vous verrez, j’ai un bel et grand appartement sur les quais de seine, face aux tuileries. Je n’ai ni femme, ni enfants et encore moins de chat, de chien, de perroquet ou de serpents. Pas même un poisson rouge. C’est vous dire s’il est calme. Vous y serez bien. Vous y serez en sécurité et vous pourrez vous reposer autant qu’il le faudra ou qu’il vous plaira. Ce soir, vous coucherez à la maison. Si vous êtes d’accord, en chemin on s’arrêtera chez un commerçant de mes amis pour que vous puissiez choisir de quoi vous vêtir confortablement pour passer une bonne nuit. Aimez vous les pâtes, les spaghettis plus précisément ?” 

Marcello lui parle comme s’il lisait un texte écrit par quelqu’un d’autre. Il s’applique. Un ton ondulé, des lettres appuyées, des micros silence, des inspirations ponctuées, cette sorte de musique commence à l’enchanter. Elle désire de plus en plus entendre ses merveilleuses tirades. Elle hésite. Elle se demande qui est réellement ce type ? Que cherche-t-il vraiment ? Certes, il ne manque pas d’éducation, ni de courtoisie, mais n’est-ce pas pour masquer autre chose ? Docteur Jekyll et Mister Hyde ?  Pervers pépère ? Narcotrafiquant ? Elle le sait, la littérature est pleine d’histoires abracadabrantes qui finissent mal et les journaux, dans une compétition sordide, regorgent de faits divers croustillants mais aussi très saignants. Que fait-il dans cette banlieue perdue de l’Essonne, où il ne vient personne qui n’y réside déjà, où de modestes pavillons des années cinquante côtoient, en bord d’autoroute du sud, les grands ensembles sordides des villes nouvelles ? A sa décharge,  sa tenue vestimentaire impeccable, sûrement coûteuse car probablement taillée sur mesure tellement elle tombe bien,  laisse à penser que l’homme n’est ni dans le besoin, ni de mauvais goût.  L’individu qui se tient en face d’elle, bien que âgé, lui semble en bonne forme physique, dynamique, tonique même. Il a marché d’un pas ferme et rapide.  Son esprit vif, sa diction soignée, son vocabulaire châtié, l’amène à déduire qu’il est probablement de cette race d’intellectuels passionnés par tout sujet ou presque. Apparaissant très à l’aise dans la vie de tous les jours, il connaît visiblement les bistrots et les trains de banlieues. Si cet homme n’est pas un acteur, alors ce doit être un prof à la retraite, un enseignant en lettres peut-être. Cette idée lui plaît et la rassure immédiatement. Elle doit tant à ces instructeurs dévoués et bouillonnants. Puis se rappelant qu’il y a à peine une heure elle voulait en finir, elle opte pour un choix qui lui semble raisonnable  et réaliste,  celui de classer l’individu dans la case des gentils bienveillants cultivés.  “Et puis, au fond, il est peut-être venu déposer des fleurs sur la tombe d’un être cher, argument suffisant pour justifier de sa présence ici”. Ceci l’apaise sur le champ. Elle répondit d’un 

– “Oui” timide et faible.

– “C’est parfait. Que dis-je, c’est merveilleux ! Je vous ferai ma spécialité, les spaghettis à la bolognaise. Vous êtes mon invitée. Ne vous tourmentez pas. Si la journée a mal commencé, elle va finir merveilleusement bien, je vous en fais le serment !” 

Constatant que son assiette est vide et impeccablement nettoyée, Marcello lui propose du fromage, du dessert ou encore un café. Lilia décline.

– ”Bien, princesse, dit-il, il est grand temps de rentrer au château afin de retrouver ses esprits. Je vais chercher deux tickets au guichet du RER, attendez moi là. Ne vous en faites pas, je reviens payer l’addition”. 

A peine était-il sorti, qu’il fit énergiquement demi tour et en levant un bras, se mettant la main sur le front, il entrebâilla la porte en verre du bistrot et s’adressant à Lilia, 

– “encore une fois, je suis maladroit. Pardonnez moi. Vous l’aurez compris, je vis essentiellement seul, je n’écoute que moi, je n’ai plus l’habitude.” 

Puis, rentrant les deux pieds dans l’estaminet, il revint s’asseoir à ses côtés. Il n’a toujours pas touché à son grand-crème.

– “Peut-être préférez-vous un retour en taxi ? Oui. C’est ça. Bien sûr, vous avez raison. Quel idiot je suis de vouloir vous infliger les transports en commun après ce que vous venez de traverser. Je suis confus. Non, pire, je suis contrit.” 

Il sortit de sa poche intérieure, un téléphone portable qui semblait être d’un autre âge. Même Lilia, pourtant non férue de technologie, pensait qu’un tel engin fut introuvable sur le marché actuel.

– “J’ai aussi un smartphone, rassurez-vous,” dit-il avec son sourire enchanteur ” mais je m’en sers davantage comme un micro ordinateur ou carte de crédit que comme un téléphone. Au bout du compte, quand on souhaite téléphoner, juste téléphoner, cet ustensile est beaucoup plus adapté et moins encombrant. Il n’y a pas mieux, il ne sait faire que ça : téléphoner, alors il le fait bien. Ça ne tombe jamais en panne et la charge tient longtemps. Hélas, j’en perds beaucoup et cela devient difficile à trouver. Je me sers dans les magasins pour sénior au rayon spécialisé pour personnes atteintes de la maladie d’alzheimer. C’est vous dire ! Je m’entraîne pour mon avenir en quelque sorte.” 

Un large sourire éclaire à nouveau son visage. Ce regard enchante Lilia. Comme on guette avec impatience l’apparition d’un être cher, au coin d’une rue,  secrètement, à chaque fin de phrase, elle espère ce moment si réjouissant, si réconfortant même s’il est court. 

– “Vous avez un téléphone ?” reprend-il. 

Ouvrant son petit sac à dos, elle sort un objet empaqueté dans un étui rose. 

– “Vous permettez ?”  

Regardant avec attention le téléphone de Lilia, il aperçoit, sans le vouloir,  glissée dans l’ouverture en portefeuille de l’étui, une photo couleur. C’est une jeune enfant souriante prise en buste devant un fond bleu. Marcello qui a l’œil pour ce genre de choses, une vraie déformation professionnelle, constatant la pose un tantinet forcée de la jeune fille en déduit qu’il s’agit d’une photo scolaire.

– ”C’est ma fille !” dit-elle “Laure, je l’ai eu jeune. Joli souvenir de vacances. Elle a sept ans,” long silence, une respiration profonde puis elle reprend, 

– “elle vit chez mes parents à Angoulême ». 

Ne souhaitant pas encourager Lilia à s’épancher, il la coupe net. Il n’a qu’une crainte c’est qu’elle se mette à fondre en larmes, car il a peur de ne pas savoir gérer la situation. 

– “Voilà une bonne raison de rester en vie,” rétorqua Marcello sans hésitation, tout en portant son téléphone à son oreille droite, 

– “ soyez sans crainte, je ne faisais pas le curieux, je voulais simplement m’assurer que j’avais de quoi charger votre mobile ou s’il fallait qu’en route, nous achetions un chargeur. Allo, bonjour, il me faudrait un taxi pour Paris, quai Malaquais, oui dans le sixième, oui de suite s’il vous plaît, au bistrot de la gare, très bien. Merci ». 

Pandémie oblige, ils remirent leurs masques sur le visage et attendirent le véhicule. Sa tasse était toujours pleine. Est-ce la rencontre avec Lilia, l’attente du taxi ? Comme si c’était hier, remontent à l’esprit de Marcello, des souvenirs de son enfance, des images précises de sa Méditerranée natale.

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