Chez Marcello

Première partie

Fiction – MATAHI – Huitième épisode

Temps de lecture approximatif :  13-17 minutes

Lilia devine deux cages d’escaliers symétriques qui se font face. Pour chacune, une moquette rouge, épaisse, mène à l’ouverture d’un luxueux ascenseur tout en métal or et noir, recouvrant un bâti en verre arrondi. Comme elle est placée à la gauche de Marcello, c’est de ce côté qu’elle choisit de se diriger. A son arrivée, la porte s’ouvre, il la laisse passer devant, la suit puis glisse une carte dans un lecteur. Un voyant éclaire le numéro un, la porte se referme, l’ambiance est désormais feutrée.

– “Vous verrez vous serez bien installée.” dit-il avec son sourire enjôleur.

 

Au premier étage, léger claquement, l’ascenseur s’arrête. Avec un bruit de glissement élégant, la porte coulisse. Deux pas sur un épais tapis suffisent à dévoiler le standing de l’immeuble. Une fois encore à l’aide de son sésame qu’il agite pour le coup  devant un lecteur sans contact, Marcello déclenche l’allumage d’une led verte puis une petite trappe s’ouvre sans bruit, s’infiltrant dans le mur et dévoile un lecteur d’empreintes tout de bleu éclairé. Il pose deux doigts, instantanément une double porte s’entrouvre sur son appartement.

- “C’est un vieil immeuble de 1620, construit autour d’une cour centrale,” lui dit-il.

– “Quand j’en ai pris possession en 68, il faisait tout le tour et l’habitation occupait l’intégralité du bâtiment. Dès que j’ai pu, j’ai vendu le rez-de-chaussée et une des quatre ailes, celle du fond. Avec trois, c’est largement suffisant. Toutes donnent sur la cour et celles qui forment l’angle gauche donnent en plus sur les rues.” 

Un grand hall d’entrée accueille les visiteurs sur deux étages. C’est un cube ceinturé par des coursives de verre et de métal soutenues par des colonnes rondes en apparence de marbre rose et gris. De chaque côté une porte à double battant est fermée.  Prenant soin de s’enrouler autour d’une statue d’une femme a demie-nue, sexe couvert d’un drapé, assise dans une sorte de grand fauteuil, le tout peint en couleur or, qui semble la teinte dominante, un imposant escalier jaunasse, du même carrelage que le sol, donne accès à l’étage. Au goût de Lilia c’est un peu sombre, un peu trop rococo, un peu vieillot. Probablement, le style se voulait à l’origine, chaleureux, moderne, luxueux. Avec l’âge et le temps, il apparaît désuet,  démodé, décalé.  Savoir qu’il s’agit d’une demeure et non d’un musée l’intrigue voire l’inquiète. Quel peut bien être le type de l’homme qui réside dans un pareil décor ? Porte manteaux en laitons dorés, accrochés dans des encadrements sombres, moulures quelque peu décrépies, proéminentes, deux petits fauteuils aux pieds tarabiscotés et à l’habillage visiblement d’origines, un porte parapluie en fonte émaillée style 1900, un tapis persan qui a du être joli, mais usé jusqu’à la trame.

– “C’est un peu dans son jus” dit Marcello en posant son manteau sur un des sièges. “Une grande partie est le résultat d’un certain Léopold je ne sais plus comment, architecte de son état qui sévissait à Montpellier dans les années 1880. Il avait le vent en poupe. La région Languedoc lui doit beaucoup de villas et de monuments publics. Le reste est la fusion de trois bâtiments différents réalisée par mon aïeul vers 1900.

Il jette son chapeau qui va s’accrocher du premier coup sur une des attaches, elles sont toutes libres. “C’est à l’étage que ça se joue”, du bras droit, il balaye l’air en direction de l’escalier qu’il pointe de sa large main. “Vous êtes désormais chez vous, le temps qu’il vous plaira. Je vous invite à visiter les lieux”. 

Une gigantesque verrière inonde de lumière de haut en bas l’ensemble du dispositif entrée, escalier, coursives et visiblement étages supérieurs. Au fur et à mesure de la montée, le mur initialement recouvert d’un béton gris, lisse, ciré, dessiné en forme de briques, laisse place à des boiseries rouges, ornées de larges baguettes couleur or voulant majestueusement entourer des tableaux peints à même la paroi. Composées en majorité de femmes nues, le style des œuvres est indescriptible, d’autant plus que la lumière reconnaissable du soir avec sa dominante orange donne aux scènes figuratives une finition qui pourrait en faire des tableaux exposées dans une maison de tolérance du siècle dernier. Si elle n’avait pas retenu que l’homme vivait seul, Lilia ne serait pas surprise de l’apparition d’une tenancière bienveillante, toute en sourire, dévouée, bras largement écartés pour bien montrer la haute qualité d’accueil de la maison ainsi que l’excellence de son savoir-vivre et la justesse des prestations proposées.

D’un rapide coup d’œil, elle fait le tour de cette sorte de palier en mezzanine qui ceinture l’étage. Chaque mur dispose  d’une double porte vitrée, ornée de vitraux du même goût que les tableaux. Marcello en pousse une de ses deux mains puis, toujours du même geste, engage Lilia à pénétrer dans la pièce qu’il vient d’ouvrir. Une salle sombre mais immense se dévoile. 

– “C’est une librairie “ s’exclame-t-elle spontanément.

Marcello traverse la grande pièce et se dirige à l’opposé de l’entrée, vers de lourds rideaux bordeaux, qu’il ouvre avec peine. Trois grandes et hautes fenêtres apparaissent au travers desquelles, on aperçoit un immeuble. Il s’agit  sûrement du côté cour dont parlait Marcello.  Dans ce capharnaüm, sauf à avoir été construites avant, elles semblent avoir réussi à se faire un peu de place, car hormis les quelques ouvertures, l’entièreté de l’espace est couverte par des livres, des empilements de boîtes à archives dont la majorité,  vu les styles et les couleurs semblent d’un autre siècle. La salle apparaît totalement encastrée dans d’immenses bibliothèques, parfois vitrées, toutes éclairées de l’intérieur. Elles occupent toute la largeur de chaque côté et montent jusqu’au plafond. Il est si haut, qu’il a fallu installer à mi hauteur, sur tout le pourtour, une conduite en laiton dorée pour servir de guide et de support à une échelle mobile.

– “Ce sont de vieux ouvrages”, dit Marcello. Il regarde Lilia dans les yeux et immédiatement il fait renaître son sourire magique. 

– “A l’époque, la collection du Livre de poche n’existait pas.” Sa moustache se relève à nouveau, entraînant légèrement avec elle dans son ascension la lèvre supérieure, petite, étroite, ce qui dévoile une bouche fine qui s’entrebâille laissant apparaître des dents d’une régularité impeccable,  d’une blancheur absolue auxquelles Lilia n’avait pas prêté attention précédemment. Pour la première fois, elle a l’impression que ce rictus est terriblement carnassier. Serait-ce un ogre ? “Ce sont essentiellement ce qu’on appelle des ‘in-folio’.” Reprend-il, “ils mesurent de 35 à 50 cm de hauteur. Tous reliés à la main en cuir et or. Ce ne sont pas tous de la belle littérature, il y a aussi les livres de comptes sur plusieurs décennies, d’une compagnie installée en Amérique du sud, dans la pampa, dont un de mes aïeuls fut le fondateur. » 

Au sol un tapis couvre toute la surface. Moins abimé que celui de l’entrée, il n’en n’est pas pour autant de toute première fraîcheur. Quelques guéridons, sur lesquels sont posées des lampes stylées qui rappellent vaguement des vases que Lilia avait vus dans un célèbre musée de l’est de la France. “Ils ne doivent pas être donnés” pense-t-elle. Elle se souvient vaguement d’avoir lu quelque part un prix minimum avoisinant les 10.000 euros. « Ça se confirme. Si c’est bien chez lui, il est pété de thune le mec !” Comme au sortir d’une torpeur, d’un sommeil profond, Lilia semble se réveiller et prendre conscience du chemin parcouru depuis sa manif, son jet de pierre, son arrestation, cette nuit sordide au poste, suivie de la comparution immédiate conclue par un jugement bâclé, excessif, injuste et finalement le moment présent, ce temps d’arrêt, cette soudaine respiration qu’elle est en train de vivre. Au fond, l’idée que l’homme puisse être riche ne lui déplaît pas du tout. Au contraire, même, cela pourrait être de nature à l’aider à se détendre. Même s’il est un peu âgé et un peu étrange, l’homme à l’air sans mauvaise intention. Qu’il soit à l’aise, dans tous les sens du terme est plutôt un réconfort. Se laisser porter par les évènements, cela convient volontiers à Lilia, si, et seulement si, l’individu  est aussi respectable qu’il en a l’air. Ce qui reste à prouver. “L’habit ne fait pas le moine, restons sur nos gardes” se dit-elle !

Deux ou trois banquettes de deux et trois places, tournées essentiellement vers les fenêtres, deux impressionnants fauteuils en cuir qui ont dû être magnifiques mais qui à force d’assises et de relèves sont tout avachis et craquelés. Le tout est embaumé dans une odeur particulière, mélange curieux des senteurs de la poussière, des papiers anciens, du cuir, du vieux tissus, du tabac froid, peut-être même un brin de moisissure et il lui semble même reconnaître un fumet d’arôme de cannabis.

Hormis celle par laquelle ils sont arrivés toutes les portes sont dérobées et masquées par les rayons. Ca et là, des piles de bouquins posés les uns sur les autres prêts à s’éparpiller en cas de grand vent jalonnent le passage. 

– “C’est pratique cet empilage, ça permet de les avoir à hauteur de main” dit Marcello sur un ton lyrique. “Comme on picore dans les gâteaux apéritifs, on peut facilement d’un geste, se délecter de quelques poésies, s’évader par quelques pages d’un récit bien écrit, entrer dans le jeu d’un théâtre audacieux, déglutir simplement de bons mots ou de belles phrases, faire des sauts immédiats dans le passé ou le futur. Vous aimez lire Lilia ? “.

Elle hésite. Elle balaie de son regard la pièce de gauche à droite, de bas en haut. Elle n’en revient pas. Petit à petit, elle se rend compte que sa rencontre n’est pas du tout banale. Comme pour vérifier la véracité de ce qu’elle semble voir, elle refait un tour d’horizon rapide, un instant, elle eut l’impression d’être en apesanteur comme dans un rêve. Elle croise à nouveau cette vieille tête posée sur un corps immense, ce regard qui semble la fixer dans une immense bienveillance, cette moustache, cette dentition, ce visage courbé, penché sur elle, immobile, attentif. Tout ce mélange dans son crâne, elle tergiverse, “on n’a pas gardé les cochons ensemble” pense-t-elle, “ne te livre pas trop ma fille”. Comme pour meubler dans l’urgence d’un temps-mort, dont il craint qu’il ne dure, l’impressionnant corps se met à bouger. Il effectue un tiers de tour vers la droite entraînant dans son élan un allant de son bras gauche. Dans une sorte de stress soudain, Lilia tente de se comprendre elle-même. “C’est quoi cette attitude de demeurée ? Faut répondre ma fille, gare gare au silence qui pourrait te jouer de mauvais tours, allez lâche-toi que diable  !! Qu’est-ce que tu risques ?”

– “Si vous saviez Marcello ! Si vous saviez à quel point j’aime lire !” 

Involontairement, sans s’en douter une seconde, il vient de déclencher une once de joie, peut-être même un zest de bonheur. Il semble traverser le visage de la jeune femme. Elle est réjouie comme si elle avait respiré une senteur plaisante. 

– “La lecture est pour moi à la fois un luxe car il faut avoir le temps pour ça et un besoin vital. Je n’imagine pas ma vie sans lecture” Lilia n’osa point rappeler les circonstances de leur rencontre, ni avouer qu’une librairie fermée pour cause de “non-essentialité” fut le déclencheur de sa volonté de s’envoyer en l’air. 

-“Vous savez Lilia, n’y voyez aucune malice, mais plutôt un ravissement,  je vais me permettre un compliment. Vous le savez certainement, au naturel  vous êtes plutôt très jolie. Mais quand vous parlez de littérature, alors là, c’est inouï, il se dégage de vous une très grande beauté. Oui, une très grande beauté. Vos mots semblent comme enveloppés par la finesse de votre voix. C’est admirable. Cela en est terriblement … émouvant. On ne vous l’a jamais dit ? Si je m’écoutais…” s’apercevant de l’embarras dans lequel il vient de jeter Lilia, il reprend sans aucune hésitation. “Encore une fois Lilia, vous êtes ici chez vous. Chez vous en toute sécurité. J’y tiens. Cette pièce peut être autant que vous le souhaitez votre domaine de liberté. Utilisez-le à votre guise. N’ayez pas peur de déranger l’ordre des livres, ils sont parfaitement rangés dans le désordre et j’y tiens. Chaque pile est une surprise. Il y a des ouvrages que je n’ai même pas encore lu alors que c’est moi qui les ai achetés, pour certains il y a plus de 40 ans. Bon, pardonnez-moi, je suis bavard.  Je vous saoule sûrement. Si vous le permettez, je vais passer devant et vous conduire à votre chambre. Ha excusez moi !”

Le téléphone de Marcello vient de sonner. Il a regardé le combiné pour identifier l’origine de l’appel. 

 -“Un instant je vous prie, il faut que je réponde. Ce ne sera pas long ! Salut ma grande. Comment vas-tu ? As-tu pu reprendre le tournage ? Ha mince. Écoute, je suis occupé là, je peux te rappeler ? Ha ce soir ?  Ha, mince,  Nicole, ce serait avec infiniment de plaisir, tu le sais, mais hélas, ne m’en veut pas, ce soir je suis déjà pris. Sans confinement, ni couvre feu, avec ce temps tu as raison, il faut en profiter. Ça ne va pas durer. Écoute, je te rappelle demain dans la journée et on se fixe une date pour la semaine prochaine. OK ? Bises. Bises. Je t’embrasse. Merci Nicole. Bonne soirée et à demain !” Il raccroche. “C’est une amie, une excellente amie. Si vous aimez le cinéma, vous devez la connaître. C’est une merveilleuse actrice, oui vraiment excellente. Son succès est mérité. Je l’aime beaucoup. Elle réalise aussi, de temps en temps, toujours avec beaucoup de sincérité, de rigueur et de justesse. C’est une femme admirable et une amie très chère. Oui très chère. Où en étions nous ?  Ha oui, excusez moi ! La jolie tendresse de cette femme me perturbe chaque fois. Pourtant on se connait depuis des années.

Allez, allons-y, je vous guide jusqu’à votre chambre.”

Texte, prise de vues, montage, traitement © JJF - 2021

 

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