Le bain de Lilia

Fiction – MATAHI – Dixième épisode

Temps de lecture approximatif :  6 – 8 minutes

“Ta, tajabóne deñeo e tajabóne, Ta, tajabóne deñeo e tajabóne, Abdu u yambal ñare malaicalá” l’eau se rafraîchit en même temps que le sax brésilien de Stan Getz s’estompe au profit de l’harmonica africain d’Ismaël Lô qui semble influer sur la scénarisation du moment.

Le style Harcourt s’évapore doucement. Le noir et le blanc font place à la couleur. Les faisceaux raides comme des rayons laser se transforment en cônes larges et diffus. L’ambiance se teinte de chaleur. Le balancement des spots, asymétrique, avec chacun  son  rythme, chacun  son programme d’animation modifie en permanence la géographie du lieu. Certains tournent sur eux mêmes, d’autres projettent des formes en lamelles, en étoiles, en anneaux.Ils balaient l’espace en le coloriant d’un dégradé harmonieux. La variation est clairement synchronisée sur chaque instrument. En regardant tel ou tel point lumineux, il est facile de reconnaître le rythme de la conga, de la guitare, des cuivres, du chant, des autres cordes.

C’est la savane sauvage, la piste en latérite, un mélange d’ocre et de rouge.

Placés à différentes hauteurs, dispersés un peu partout, des petits jets diffusent une brume embaumée de senteurs de bois de santal. Les angles se courbent, les lignes deviennent incertaines, les arrondis s’estompent, les droites se perdent de façon aléatoire, la géométrie de la salle de bain devient diffuse et complexe. L’étrange brouillard donne le sentiment d’être enfermé sous une cloche que l’éclairage vif transperce à quelques endroits.

Lilia toujours avachie, plutôt abandonnée dans son bain, ne s’est pas rendue compte immédiatement du changement.  Ce n’est qu’une fois la mutation achevée, comme par magie, qu’il lui semble que quelque chose s’est passé, qu’elle a changé d’endroit sans avoir bougé. Elle ne sait plus ou pas depuis combien de temps son âme et sa solitude trempent dans les bulles qui, elles aussi, viennent de prendre la teinte dominante.

Un souffle long, soutenu, suivi d’une aspiration font vibrer les lames de l’harmonica qui s’intercalent avec la voix masculine, haute, claire, chaude, rassurante de l’artiste. Cet air ne lui est pas inconnu. Il ravive progressivement des souvenirs.

Un travesti, des femmes, la domination de la couleur orange, une mère aux cheveux de la même couleur, une fille, des bagarres, un accident, un cinéma, c’est une scène d’un film étrange, attachant, fort, féminin, qui a profondément marqué Lilia.

Il n’est pas récent. Elle était encore gamine quand il est sorti. Elle l’a vu en VO sous-titré, il n’y a pas si longtemps. L’accent espagnol si reconnaissable l’a emmené en voyage lors d’un long soir de garde et de déprime. C’était bien avant que la frénésie du Covid ne bouscule les temps et mette entre parenthèses la notion de repos, pour dissoudre la salle télé et la transformer en un tout autre divertissement : le désencombrement, le stockage des attentes, les lits supplémentaires annoncés par le gouvernement.

Histoire, vision, dialogues, personnages, décors, costumes, mouvements de caméra, elle s’est laissée embarquer par Pedro Almodovar et sa façon personnelle d’écrire la vie et la mort, de décrire la souffrance et la solitude, de filmer les émotions, le désespoir, le désarroi qui passent. Ce film, elle l’a beaucoup aimé. Cette musique, très présente dans sa mémoire, est à jamais associée à cette soirée. “Tout sur ma mère”, fut pour elle, un choc et une découverte. Celle d’un cinéaste singulier dont elle a vu, depuis, l’intégralité de son œuvre.

Le morceau s’achève. Une élégante voix féminine, qui semble toute aussi africaine, toute en douceur, en nuances et en légèreté prend la suite. Une kora et quelques percussions aériennes l’accompagnent. Le rythme est si paisible qu’on entendrait presque la mer de l’Atlantique lécher les plages de Dakar et le bruissement des ailes des flamands rose lorsque,  au couchant, ils quittent le lac de la même couleur.

Reprenant un peu le cours de sa vie, elle se demande si le changement d’ambiance est automatique ou piloté. Est-ce un signal ? Signifie-t-il qu’elle doive se manifester ? L’heure est-elle venue ?

 “Au fait, quelle heure est-il ?”

Elle se décide à quitter son bain. Dans cette lumière tamisée et brumeuse, elle s’aperçoit par intermittence dans les miroirs. Cette séance a un peu allégé sa peine. Petit à petit, une sensation de légèreté la gagne. Un brin de sérénité s’installerait-il en elle ?

Petit bonus, ce n’est pas son habitude, dans le reflet de la glace trempée, qui dégouline de vapeur, elle aperçoit “si ce n’est une jolie fille, une femme assez mignonne, pas trop mal faite, bien proportionnée”.

S’aimerait-elle donc ne serait-ce qu’un tout petit peu ? Elle se sourit. Séchage, puis elle jette sur ses épaules un peignoir de bain, trouvé là, classique, en tissu éponge. Aux pieds, comme dans les grands hôtels des mauvaises séries américaines, deux chaussons style “sortie du hammam des starlettes”.

Elle envisage un instant de remettre ses vêtements. Sales, malodorants, elle se demande comment, pendant tout le temps passé ensemble, Marcello a-t-il bien pu supporter cette odeur de lacrymo et de sueur mélangés ? Elle doit se rabattre sur le paquet de Régine. Elle n’est guère enchantée. Un dîner en pyjama lui semble quelque peu gênant. C’est aussi avec un risque de créer une équivoque. Elle n’a pas le choix.

“Y à pas à dire, le luxe ça y fait !”

Se trouvant agréable, à l’aise, elle se contemple dans ce vêtement en soie véritable, léger et doux, jouant à ouvrir et fermer la robe de chambre, testant le look avec et sans ceinture. “Restons sérieuse”. Tous les boutons sont mis, la ceinture achève de fermer l’étoffe de ce qu’elle espère une protection pudique de sa personne. Elle ne sait toujours pas grand-chose du personnage. La voilà prête.

En sortant de la chambre, par une des fenêtres du couloir, elle constate que la nuit est presque totalement installée et dans l’aile perpendiculaire, au travers d’une fenêtre d’une pièce allumée qui pourrait bien être la cuisine, elle aperçoit l’ombre de Marcello qui se déplace. Sûrement est-il affairé à la préparation de sa fameuse spécialité.

L’aubaine est trop belle. Le champ est libre. C’est l’occasion d’aller ouvrir les quelques portes de ce grand couloir et enfin découvrir ce que l’homme a caché derrière.

L’auteur souhaite remercier chaleureusement toutes celles et ceux qui participent de près ou de loin à l’éclosion  de cette « œuvre magistrale ».

Merci à Nelly, Virginie & René, Claire, Philippe, Christian, Fred, Franck, Jean-Frédéric pour leurs commentaires, leurs corrections, leurs encouragements.

Merci à tous les lecteurs qui par le temps passé à lire donnent un sens à cette tentative fictionnelle et rendent cette expérience absolument passionnante.

Texte, prise de vues, montage, traitement © JJF - 2021

 

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