Sous le pont coule...

Fiction – MATAHI – Douzième épisode

Temps de lecture approximatif :  8-11 minutes

“Quelle horreur !”

“Mais quelle horreur !” se dit-elle en franchissant le seuil de cet endroit soi-disant destiné à la préparation des repas.

Dans une laideur absolue, des paralumes équipés de leds arrosent le décor d’une lumière bleuâtre. La pâleur des meubles et la blancheur du reste des équipements en carrelage sont glaciales. A cette atmosphère d’iceberg presque maladive, s’ajoute le choix dévastateur de l’inox comme matière pour l’évier à deux bacs sur dimensionnés, la hotte si démesurée qu’elle mange une grande partie de l’espace, le réfrigérateur américain aussi grand qu’il doit en être petit pour nos amis d’outre atlantique. Tout aussi brillants, s’ajoutent à cet apparat, quelques ustensiles et robots qui donnent l’impression de n’avoir jamais été utilisé.

“Ce n’est ni un architecte, ni un cuisiniste, qui a pondu cet endroit, mais un laborantin,” se dit-elle. Il lui rappelle instantanément le pire endroit de l’hôpital : la morgue.

Finalement le rouge précédent, même si elle le trouve quelque peu glauque, est en tous cas plus chaleureux, plus humain et de fait, plus réconfortant.

Comme  le ferait un tenancier dans un laboratoire ou dans les anciennes boucheries, Marcello se tient derrière l’étal en faïence. Dans sa main droite, un verre à pied rempli d’un liquide jaune, un vin blanc surement,  devant lui une coupelle empli de cachets dont un étrange triangle de couleur bleu qui dépare du reste des comprimés, « un viagra russe » probablement se dit Lilia ; Marcello se tient debout et la regarde fixement, étrangement, avec insistance.

Comme le fait un enfant surpris en train de faire une bêtise, il s’empresse de saisir ses pastilles et dans un sourire pas très abouti, pas très franc, après avoir pris son souffle, il avale d’un coup sa cargaison de pilules et englouti d’un trait l’intégralité du contenu du verre ballon.

Avec un air satisfait, tel Astérix ragaillardi après avoir avalé sa dose de potion magique ou un gladiateur vainqueur triomphant d’un combat contre un fauve affamé, la moustache toute relevée et comme une sculpture dans un musée, les dents bien exposées, bien visibles,  joyeusement, il s’exclame avec lyrisme :

– “A mon âge, la mécanique est de moins en moins fiable. Tout se détraque, se dérègle. Rien ne fonctionne plus de façon tout à fait naturelle. Une petite aide chimique est souvent la bienvenue. C’est le règne absolu des apothicaires et de leurs mixtures. Ranimer l’endormi du vieillard, c’est la magie indispensable de la molécule. Il faut y consentir et l’accepter. Mais ne vous inquiétez pas, tout ira bien, rassurez-vous ! Aucune panne n’est à prévoir, la vieille carrosserie en a vu bien d’autres ”.

Posant son verre, reprenant un sourire plus proche du naturel, regardant à nouveau Lilia d’une étrange façon, il poursuit :

– “Vous avez fait le bon choix ! Vraiment ! Qu’en pensez-vous ? Est-ce confortable ? La soie est-elle agréable à porter ? En tous cas, cela vous va à ravir ! Ha si, si seulement si ! “

Ne laissant aucun espace à Lilia pour réponde, Marcello se met à parler de plus en plus vite.

De toutes les façons, ce qu’elle a vue en cachette l’embarrasse bougrement. Malaise terrible et inquiétude profonde se mêlent en un sentiment fort désagréable. La situation est-elle la réalité ? L’homme qu’elle a en face d’elle, tout à fait charmant, est-il honnête ? Fait-il clairement des allusions ou est-ce le fruit du hasard ? A-t-elle donné malgré elle des signes qui pourraient faire croire à une connivence ?  Est-il prévu de faire usage de la chambre rouge cette nuit ?

-”Avez-vous faim tout de suite ou votre omelette récente fait-elle encore son office ?”

Lilia ouvre la bouche, mais aucun son ne peut en sortir. Comme à l’accoutumé, quand les choses ne veulent pas se passer comme elle le souhaite, elle opte pour l’efficacité. Elle choisit de hocher la tête de gauche à droite et vice versa afin de faire comprendre sa réponse négative.

– “Bien ! Et que diriez-vous si nous nous offrions un peu de bon temps ? Hein ? C’est mérité me semble-t-il ? Passons au salon ! Allons nous détendre ! Pour achever cette journée éprouvante, un peu de douceur ne peut pas nous faire de mal. Ne dit-on pas : il n’y a pas de mal à se faire du bien ? ”

D’un geste élégant, devenu habituel, il montre la direction que doit prendre Lilia.

“Allez-y, c’est en face, ce n’est pas la mer à boire, juste le couloir à traverser. Je vous rejoins avec les petits amuse-gueules.

Il ouvre le frigo, attrape la petite boîte déposée par Nuwan et, juste au moment de le refermer, remarque une bouteille de champagne esseulée. “Sacré Nuwan ! Ça c’est un vrai pote ! Il pense à tout celui-là !“ se dit-il, ravi.

Le salon est vaste.  Plusieurs canapés en cuir, usés, une vaste cheminée, le tout d’époque est comme dit Marcello “encore dans son jus”. Ça et là, sur de petites tables basses traînent des bouquins, des revues, des journaux. Sur toute la longueur du mur de façade de l’immeuble, des portes fenêtres donnent accès au balcon et à la vue sur Paris.

Attirée par la nécessité de voir un peu d’horizon et de sortir, faute de pouvoir y parvenir physiquement, Lilia se dirige spontanément vers une des ouvertures afin que regard et esprit s’évadent quelques instants et fuient  cette demeure, cette histoire qui tourne au cauchemar.

Marcello, pose le plateau empli de victuailles sur la table principale puis, en lui ouvrant le châssis devant lequel elle se trouve, et d’un air content lui dit :

– “Vous aimez les bulles ? Vous avez apprécié celles du bain ? En voici de nouvelles, choisies par Nuwan, c’est mon épicier préféré. C’est un homme de grande valeur vous savez. Il a très bon goût et un certain savoir-faire avec ces dames  ! C’est véritablement un ami ! Un grand ami !”

Paris est sous la nuit. Les éclairages de la ville scintillent, les bâtiments du Louvre et les monuments ont mis leur parure nocturne. “Encore de l’orange ! Comme dans le bain, décidément !” pensa-t-elle.

Toujours avec la même gestuelle, il lui indique l’extérieur.

– “Allez y” dit-il “ Ce n’est pas le pont mirabeau mais c’est quand même la seine.”

– “Sous le pont Mirabeau coule la Seine _ Et nos amours _Faut-il qu’il m’en souvienne _La joie venait toujours après la peine_Vienne la nuit sonne l’heure_ Les jours s’en vont je demeure” récite Marcello en regardant Lilia dans les yeux.

– “ Vous aimez la poésie Lilia ?

Elle fait un petit hochement affirmatif de la tête mais à vrai dire elle ne sait plus ce qu’elle aime ou pas.

– “Alors je vais vous faire écouter quelque chose d’épatant, que dis-je, d’exceptionnel !”

Il sort de sa poche un smartphone.  Après quelques pressions sur l’écran, le salon raisonne immédiatement d’une voix singulière, un peu nasillarde, teintée d’un léger souffle et en bruit de fond, quelques craquements. Ponctuée de crépitations comme si c’était un vieux disque en vinyl bien usé, elle rappelle l’appel de juin 40. Sur un ton langoureux, solennel, un homme récite :

“Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Et nos amours

Faut-il qu’il m’en souvienne

La joie venait toujours après la peine

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure”

-” C’est lui “ dit-il “C’est Guillaume Apollinaire qui récite son propre poème ! C’est fabuleux n’est-ce pas ? Je ne m’en lasse pas ! C’est peu de temps avant que lui aussi ne soit frappé par une épidémie et qu’il en meurt.”

Lilia serre les poings. Les bras sont tendus vers le bas. Depuis qu’elle a visité ce lieu de perdition, elle ne sait plus que penser. Ca tourne et retourne dans sa tête. Une vrai torture. Ça devient une idée fixe. Telle une tortue dans sa carapace, elle sent son corps se raidir progressivement. Crispée de partout, elle a l’impression que son intérieur est constitué d’élastiques en tension et qu’ils sont en limite de la rupture.

– “ Tout va bien, Lilia ? Vous êtes bien pâle ! Entrons, voulez-vous. Quelques bulles vont nous faire du bien.”

Il s’empresse d’ouvrir la bouteille de champagne en laissant volontairement sauter le bouchon.

– “Je crois savoir quelle genre de femmes vous êtes.” Reprend Marcello en lui servant une coupe. “ Celles dont le cœur et les oreilles sont toujours disponibles pour écouter et servir les autres. Je crois reconnaître cet engagement qui vire parfois à l’obsession de ne rien lâcher, jamais. Vous êtes sur le fil et sur le pont tout le temps. N’est-ce pas ? En permanence vous encaissez. Vous digérez les paroles, les évènements qui se présentent à vous et vous menez combats sur combats. Vous êtes le symbole du meilleur de l’humain, Lilia ! Si, si ! Ne rougissez pas. Vous êtes ce phare allumé en pleine tempête qu’on aperçoit au loin et qui donne un fol espoir. Vous êtes une vigie dans la tourmente, toujours en vigilance et attentive aux autres. Il y a un fluide bienveillant en vous, une énergie positive qui irradie vos semblables de votre infinie bonté. Aujourd’hui, vous avez flanché. Quelques secondes de faiblesses ont assombri vos convictions.”

Comme un réel repli sur soi, sans un mot, Marcello baisse progressivement sa tête, son menton s’enfonce dans le polo. Il est soudainement muet. Le silence traine en longueur. Le regard fixé sur la table basse, il récupère le fil de fer du bouchon, le détricote dans tous les sens, machinalement, nerveusement, puis le met au creux de sa grande main et d’un coup sec, rapatriant violemment tous ses doigts à l’intérieur de sa paume, il l’écrase l’objet métallique difforme. Il garde quelques instants son poignée fermé afin que le prisonnier ne s’échappe pas. Après une longue et profonde inspiration, il jette sur la table le fer torturé et aplati. Abandonné à son triste sort, sans un bruit, il glisse de quelques centimètres sur le bois. Lilia ne sachant trop que faire, ni trop que dire, le suit des yeux et son regard s’arrête à l’endroit précis où il a stoppé sa course.

Toujours la tête baissée, d’une voix mélancolique, Marcello reprend cette sorte de litanie :

– “ Je crois reconnaître en vous les mêmes forces de vie et d’innombrables points communs avec mes deux mères. Elles se ressemblaient, faut dire, qu’elles étaient sœurs. »

Probablement surpris lui-même par cette référence au passé et sa nostalgie soudaine, Marcello redresse son corps puis se met debout, sert à nouveau Lilia et de sa voix à nouveau tonique poursuit son monologue.

« Vous savez Lilia, dans tout ce que vous faites, dans cet engagement total, il y a quand même un mais, un sérieux mais. J’ai l’âge de pouvoir vous donner un conseil avisé.  Il faut vous détendre Lilia. Il faut vous laisser un peu aller, sinon la pression vous détruit. Elle vous accule à des décisions malencontreuses et fatales. Lâchez un peu du lest. Décontractez vos muscles. Respirez calmement. Libérez cette tension qui vous empoisonne. Comptez sur moi, je vais vous y aider. Laissez-vous aller. ”

Chère lectrice, cher lecteurs, vous toutes et tous qui suivez attentivement ou pas la fiction MATAHI, vous êtes nombreuses et nombreux à constater que dans les écrits, il y a des faits, des personnes, des lieux, des évènements qui sont bien réels, c’est ça une bonne fiction, ce n’est pas que du faux. Pour vous remercier de votre fidélité, j’ai décidé de vous donner quelques clés, pas toutes, il faut vous garder un peu d’effort à faire  quand même !

Voici un cadeau émouvant, sorti tout droit du smartphone de Marcello, écoutez Guillaume Apollinaire qui lit son poème..

Cliquez donc ici et la boite magique va vous faire entendre le poète…

Texte, prise de vues, montage, traitement © JJF - 2021

 

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