Confidences avant l'oreiller :

l’argent n'a pas d'odeur surtout l'argentin

Fiction – MATAHI – Quatorzième épisode

Temps de lecture approximatif :  32-42 minutes

Si dans le salon, on pouvait se croire en pleine renaissance, à la salle à manger, c’est plus compliqué. Elle est monumentale. ​

Longue, large, au plafond haut, ses dimensions font penser aux salles de bal des châteaux. Une table ovale, placée au milieu, identique à celle qu’on trouve dans les palais royaux, peut accueillir au moins une trentaine de convives.

Côté décoration, bien qu’en l’état, le mot ne soit pas tout à fait approprié, car cela relève plus d’un vieil entrepôt/musée, tellement il est empli d’objets disparates et de sculptures. C’est l’origine africaine qui domine. Des bustes, des totems, des tissus, des boubous en tous genres, mais aussi, sur trois murs et au sol, des peaux d’animaux sauvages, zèbre, tigre, lion, crocodile, accompagnent des volatiles empaillés, vautour, perroquet, oiseaux de nuit, fixés sur des perchoirs à hauteur d’yeux, qui sont du plus bel effet. Lilia apprécie très moyennement cette mise en scène animalière.

Une exception pour confirmer la règle, le fond de la pièce est lui moins exotique. Divisé en deux parties, du plafond jusqu’à la mi-hauteur, il est couvert de tableaux, que Lilia associe à de vieilles croûtes, “des faux sûrement ! » se dit-elle

De larges cadres tarabiscotés entourent des mauvais clairs-obscurs, à dominante brune. Il y a presque toutes les scènes de la vie de campagne, un peu de maritime et souvent un ou deux personnages totalement nus ce qui témoigne d’un climat à minima tempéré.

En dessous, sur un fond blanc ou plutôt rafraîchit,  l’expo photo reprend ses droits en noir et blanc. Des cadres discrets, de tailles différentes se touchent et couvrent l’intégralité de la surface disponible. De petits spots descendent du plafond par des câbles en acier. Ils illuminent l’intégralité des photos en accentuant le contraste avec les tableaux du dessus. Le propriétaire des lieux a visiblement pris le parti des photographes au détriment des artistes peintre.

Placé à peu près au centre de cette espèce de galerie de portraits, un châssis bien plus grand que la moyenne domine. C’est un visage magnifique, féminin, tourné de trois-quarts, tête légèrement baissée, les yeux si clairs qu’on distingue à peine la pupille resserrée. Levé vers le photographe, ce regard percent, translucide, hypnotisant en a fait chavirer plus d’un et pas seulement Humphrey Bogart, Kirk Douglas,  Gregory Peck. Lilia, férue de cinéma et passionnée par celui des années cinquante reconnaît immédiatement Lauren Bacall.

À côté, un autre, plus récent, qui doit dater de quelques années avant son décès témoigne de la beauté inouïe de cette égérie même âgée. La star américaine est encadrée par Wim Wenders, Gabriel Garcia Marquez, Willy Ronis, Pina Bausch, Fela, Stan Getz, Edikanfo, Mandela, Stanley Clarke, Victor Hugo, Che Guevara, Maurice Béjart, Jean Cocteau, Rudolf Noureev, Chick Corea, Niki de Saint Phalle, Jacques Higelin, Albert Camus, Salvador Dali et quelques autres qu’elle ne reconnaît pas.

La table est accompagnée d’un seul meuble. Un buffet/vaisselier sans style ou plutôt dont la beauté esthétique et le charme laissent Lilia de marbre. Aux sculptures alambiquées, aux arrondis mi-gothiques, mi-romans, aussi sombre que les œuvres picturales, le meuble massif impose sa stature et rempli sa fonction : il meuble.

Sur la partie basse, sont posés des pots en verres torsadés gris et verts. Ils sont remplis de timbres de différents pays. Peut-être ces vieux vases contiennent-ils le monde entier. L’importante poussière prouve  l’ancienneté du dernier nettoyage, à moins que cela ne soit aussi un témoin de leurs lieux d’origine.

Un ouvrage étonnement solitaire traîne là : “Questions de perception sensorielle dans l’autisme et le syndrome d’asperger de Olga Bogdashina”. Tout un programme auquel Lilia est malgré elle sensible pour en être directement concernée ! Sans doute un égarement lors d’un long dîner auquel “JP” faisait référence.

Autour, c’est un festival d’objets de cuirs, de verres et de bois : pipes, stylos, blagues à tabac, fume-cigarettes, bloc note, boîte à encens, plumier, flasque de poche, ainsi qu’une vieille Remington et appareil photo Leica M6, tout usé, mais clairement régulièrement dépoussiéré.

Marcello, prépare un coin de table pour deux. Il a choisi le bout. Depuis une desserte des années cinquante, il dépose rapidement à même le bois : set de table, porte couteaux, deux verres à pieds, un grand un petit, couverts en argent, deux assiettes en porcelaine blanche l’une sur l’autre, dont une contient une petite salade, une carafe pleine de vin rouge, une autre d’eau, deux serviettes blanches avec sur chacune dressé un rond en argent ciselé.

Dans une grande coupe en verre, quelques écrevisses. De leurs pinces menaçantes, bien visibles, elles semblent monter la garde autour d’une terrine rose/orange, ornée de petits œufs translucides de la même couleur. “Du poisson sans doute !“ Quelques brindilles vertes agrémentent la présentation. “De l’aneth sûrement”.

N’osant pas intervenir, Lilia suit des yeux le déplacement de chaque objet. Il dépose ensuite soigneusement sur un chauffe-plat aux bougies allumées, une petite casserole en cuivre, toute fumante et à côté un drôle de saladier octogonal, blanc et noir : les spaghettis.

– “Etonnant non ? C’est un cadeau. C’est du Ralph Lauren !” dit Marcello, puis il poursuit :

-”J’imagine que comme moi, vous pensiez que la marque ne fait que des vêtements. Et bien pas seulement. Ils ont de quoi alléger les porte-monnaie des plus fortunés. Mais bon pour les pâtes, c’est bien pratique et puis un cadeau cela ne se refuse pas. Je dois vous avouer que je ne suis pas très porté sur les choses de la maison ni les arts de la table, comme on dit. Le sujet n’est pas passionnant, j’en conviens volontiers ! Bien, installez-vous ! Je crois n’avoir rien oublié mis à part évidemment : le pain  !”

Les événements, le champagne, les surprises, la faim, Lilia a quelque peu du mal à rassembler toutes ces idées et encore plus à y voir tout à fait clair. Cependant, elle constate avec satisfaction que la tension diminue, le stress l’abandonne, elle se détend, mais la pression n’est pas retombée pour autant. L’inquiétude demeure. Trop de zones d’ombres entourent encore le personnage.

Lilia est bien décidée à lui tenir le crachoir jusqu’à obtenir des réponses claires et précises. Elle a quelques interrogations dont les réponses lui sont essentielles. Rassurée par les quelques confidences qu’elle a réussi à lui faire en début de soirée et satisfaite de l’amorce du dialogue qui s’en est suivi, Lilia opte pour la stratégie du questionnement au cours du repas. Ce peut-être le moment idéal pour le soumettre sans y paraître à la question. Occupé par le service, il a plus de temps pour répondre.

Elle ferme les yeux, inspire profondément et se lance.

– “ Pardonnez moi ! Je peux vous poser une question terriblement indiscrète ? “

– “ Oh, mais certainement Lilia, tout ce que vous voudrez ! Vous connaissez sans doute l’expression que l’on prête à Oscar Wilde ? “Les questions ne sont jamais indiscrètes. Mais parfois, les réponses le sont.”

– “Avez-vous toujours vécu seul ? ”

– “Ha ! Quelle question !“

Marcello, lâche un éclat de rire long et profond qui dégage une sincérité absolue, puis il poursuit :

– “ Ça a le mérite d’être direct au moins ! Vous avez envie de savoir à qui vous avez affaire, n’est-ce pas Lilia ? Je vous comprends, c’est légitime. Vous êtes là en pyjama avec un vieux monsieur, qui plus est, collectionneur de revues pornos ! Vous avez raison, ça amène des questions. Ça interroge ! Alors je vais vous répondre, le plus sincèrement possible.

Avant, il faut que je vous mette au parfum, comme on dit !

Je ne suis pas un grand intellectuel. J’agis plus que je ne réfléchis. Au risque de vous décevoir, je n’ai pas d’avis sur le couple, ni sur le mariage, ni sur pleins d’autres sujets d’ailleurs. Je parle uniquement pour ce qui me concerne. Je crois que le duo ne me convient pas. C’est toujours un échec. Le trio peut-être [sourire]. Je sais qu’il ne faut jamais dire jamais, mais je ne réussis pas à faire perdurer le couple. Probablement suis-je trop insupportable, trop indépendant, trop impatient.”

– “ Vous vous jugez insupportable ? N’êtes-vous pas un peu sévère avec vous-même ? Cela, signifie-t-il qu’il n’y a pas d’amour durable dans votre vie ?”

– “HA Lilia, pourtant jeune, j’y ai cru ! Oui, vraiment ! Pendant plusieurs années, quatre peut-être, j’ai eu au début de ma vie d’adulte, une très belle histoire. Une double histoire même. Ça oui ! Elle était belle. J’en ai encore des frissons en y pensant et j’ai plaisir à vous le raconter. Alors voilà, même si à cette époque, je sais que ce n’était pas banal, je me suis laissé aller par mon destin. Le destin, vous savez Lilia, il fait ce qu’il veut. D’un côté, une amante magnifique, romanesque, romantique, envahie par la littérature, les vers et les îles d’où elle venait. Nous partagions l’amour de l’eau, des longues baignades nus et des bivouacs isolés en pleine nature à nous réciter des poésies toute la nuit arrosée de punchs arrangés dont elle avait le secret. Une fille superbe avec un accent coloré d’une douceur prodigieuse.

De l’autre côté de ma vie, un amant formidable, saltimbanque, poète et musicien hors pair, beau comme un dieu, quand il marchait, on avait l’impression qu’il dansait. Dès qu’il apercevait un clavier, dans n’importe quel endroit que ce fût, il ne pouvait s’empêcher d’en jouer. Nombreux sont les musées et les églises qui doivent encore s’en souvenir, sans parler des habitants d’immeubles qui n’appréciaient guère les bœufs à quatre heures du matin. De l’un à l’autre, de l’une à l’autre, le sachant, mais sans qu’ils se connaissent, ma vie se déroulait dans une joie et un bonheur immense. Des sensations, de l’émotion, j’avoue qu’en égoïste, je me laissais porter par cette allégresse et cette facilité. Bref, j’étais un jeune homme plus que comblé. Ce fut à tel point qu’un jour d’idée saugrenue comme il en arrive malheureusement parfois, je les invitais tous les deux à dîner afin qu’ils fassent connaissance et sûrement dans mon esprit pour que la boucle soit bouclée. Stupide ? Certainement !

En amour, il n’y a pas de logique, il n’y a que de la folie. Au fil de la soirée, au gré des boissons, agrémentée d’autres consommations stupéfiantes, mais surtout d’une orgie de musique et de poèmes, j’avais déjà le magnifique piano à queue dans le salon, il se trouve que la foudre a fini par tomber sur eux aussi. Après cette soirée mémorable, cette osmose parfaite, ce triumvirat des sens, en les faisant se rencontrer, j’avais probablement rompu le sort que m’avaient lancé les anges et les dieux. La dernière image que je garde d’eux à l’unisson, encore aujourd’hui, ce fut un absolu bonheur partagé et une totale inconscience de ce qu’il était en train de se passer. À l’aube de cette douce nuit d’été, vue depuis mon balcon, appuyé sur la rambarde enfer forgé, en pleine extase, j’assiste au départ enchanté, chaloupé, bras dessus, bras, dessous, riant et gesticulant. Progressivement, je vois leur ombre qui ne fait qu’un, elle emprunte le pont, traverse la Seine et disparaît sur l’autre rive. Ce fut la dernière fois que je les vis ensemble.“

– “Ha mince ! Je suis désolée !”

– “Ne le soyez pas, Lilia ! Ce sont deux êtres merveilleux.

Aimer et être aimé, ne serait-ce qu’un instant est déjà une chance formidable. Ils étaient d’une beauté inouïe, physiquement, mais surtout habités par une âme à réjouir le plus dépressif de la terre, une énergie à vous convaincre de faire le tour du monde à pied sans broncher juste par un appel du regard ou par quelques mots magiques à vous embarquer sans crainte sur n’importe lequel des rafiots, sans en regarder l’état avant de larguer les amarres. C’est d’ailleurs ce qu’ils ont fait en partant d’ici. Pendant deux ans, ils ont voyagé et ils ont eu deux magnifiques gamins. Je dois toujours avoir quelque part la lettre qu’ils m’ont envoyée pour m’expliquer qu’ils s’unissaient, qu’ils droper les liens les attachant à la France et ils m’informaient de leur projet de vie « around the world !.

Au bout de cinq ans de vie commune et après deux autres beaux enfants supplémentaires, à l’amiable, ils se sont séparés. Tous leurs gamins sont des artistes en devenir ou confirmés pour les aînés. Lui, avec d’ailleurs un certain succès, a fait plusieurs jolies chansons sur cette période.

Vous trouvez ça « cucu » sûrement non ?

– “Non, pas du tout, au contraire, je vous assure ! Et depuis, plus de nouvelles ?”

Il y a quatre ou cinq ans, un soir, il a sonné à ma porte. On s’est revu comme si on ne s’était jamais quitté. Un bonheur fou. Il venait à Paris, hélas, dans des conditions difficiles pour faire des examens médicaux. Finalement, il y a deux ans, il nous a définitivement abandonnés. La maladie, pardonnez-moi Lilia, c’est quand même une belle saloperie !

Un vrai chic type, un talent fou, le cœur sur la main et les mots en cadeau !

Elle une femme éblouissante, libre, courageuse, féministe à souhaits et indépendante. Elle a retrouvée sa caraïbe natale. J’y suis allé quelques fois. Elle vous plairait. Je pense que vous avez des traits de caractères communs.

Depuis de doublé avorté, comme une maladie, mes amours font l’inverse de mes amitiés, elles passent et parfois même repassent plusieurs fois, mais toujours trépassent. Le couple, je ne m’y fais pas ! Vraiment pas. Un handicap sûrement ! Cela ne m’empêche nullement d’être parfaitement heureux. D’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement ?”

Pour atténuer l’intensité des mots, apaiser la puissance des souvenirs, et sans doute éviter le chevrotement de sa voix, Marcello est resté actif. Tout en parlant, il poursuit l’agencement des objets sur la table, fait le service des boissons et le remplissage de la corbeille à pain. Soudain : une pause. En silence, un court instant, il regarde Lilia, puis fait monter sa moustache qui automatiquement plisse les yeux et fait apparaître son joli sourire. Elle a vu juste. Sa tactique fonctionne. Il parle volontiers. Sûrement en a-t-il besoin. Tous ces amis disparus, ces silences soudains, plus nombreux, ces rendez-vous répétitifs, programmés depuis longtemps, soudainement et définitivement ajournés, cette comptabilité des absences, tout cela lui pèse. Parler du passé, lui est agréable, mais assurément ça le retourne un peu. 

“Allez Lilia, installez-vous dans cet antre d’un autre âge et d’un  continent ensorcelant. Il est l’heure de nous restaurer, le réconfort suivra !

– “Oui, avec plaisir,” dit-elle. La voilà embarrassée. Elle meurt d’envie de poursuivre l’interrogatoire mais elle ne veut pas être inconvenante ni se mettre dans une position difficile qui la fragiliserait par sujets trop intimes. “Changement de cap obligatoire, ma grande !” se dit-elle. “Attaquons dans le dur, le solide, la pierre, l’immobilier fera l’affaire !” Avec un large sourire, elle reprend :

– “ Votre intérieur n’est pas commun. Comment vous est venue l’idée de vous installer ici ?”

Il lui passe la terrine qu’il accompagne de la corbeille emplie de biscottes, puis s’empresse de la servir un peu en eau et généreusement en vin. 

– “Vous aimez les histoires Lilia ?”

Aie ! Dans sa main droite, la biscotte beurrée de cette délicieuse mousse de poisson aux œufs qui roulent partout, vient juste d’abandonner un morceau d’une taille certaine, dans sa bouche. Sa main libre glisse en dessous afin de rattraper le surplus qui voudrait se laisser aller à filer à l’anglaise, témoin gênant de sa gourmandise. Avec un sourire à moitié maîtrisé, en gardant bien ses lèvres jointes pour éviter que ne s’enfuit de sa bouche bien pleine quelques surplus, elle hoche douuucement la tête pour confirmer.

– “Vous allez être servie. Je peux parler des heures et des nuits entières… Gare, gare, Lilia… Ne tentez pas le diable ! Mais si telle est votre volonté alors j’y souscris.” Marcello s’assoit à côté d’elle. Sa main droite titille un couteau, la gauche appuyée sur le dessus du dossier de la chaise, achève de lui donner une attitude à la fois posée et décontractée.  

“Vous êtes ici dans le passé colonial d’un autre aïeul. La colonie, c’est une histoire que je ne vous raconterai pas ce soir. Ce serait trop long. Quant à mon atterrissage, ici, c’est aussi simple qu’inespéré.

Alors voilà, un petit retour en arrière pour situer le contexte. Mon adolescence fut celle d’un mauvais élève devant l’Éternel, car très indiscipliné, impertinent, suprêmement politisé. Je manifestais beaucoup à l’époque. Je rédigeais de nombreux tracts et écrivais des articles dans des revues qu’on appelle couramment subversives. Les lycées ne voulaient plus de moi et pour ne plus m’avoir sur leurs chemins, ils m’avaient orienté vers le lycée technique. Domaine évidemment dans lequel je n’ai aucune facilité et encore moins de compréhension. Le bac n’étant pas pressé de me voir, ça tombait bien moi non plus, je ne m’y suis pas présenté. Comme un cadeau, à 17 ans, la vie active s’est offerte à moi. J’ai trouvé un bon petit boulot pour gagner ma vie : coursier chez Félix Potin. “Chez Félix-Potin, on y revient !” Ça ne vous dit rien évidemment. C’était le pionnier de l’épicerie du 19e siècle, à l’époque une très grosse entreprise. Il reste un très bel immeuble à voir rue de Rennes, c’est là où j’étais basé. Petit job peinard, pas très compliqué, bien payé et qui me laissait la liberté de me balader dans Paris pour vaquer en cachette à mes deux occupations préférées, les bistrots avec les amis, les spectacles, le théâtre, mais surtout le cinéma, notamment la séance du lundi moins chère. Me voici donc, jeune homme libre et heureux, bien entouré et sans trop de difficultés.

À plusieurs camarades de mon âge, nous avions loué un petit appartement à Montmartre. Certains étaient musiciens le soir dans les boîtes de jazz ou dans des petits cabarets, d’autres suivaient des cours d’art dramatique, mais surtout, pour gagner leur vie, beaucoup étaient serveurs dans des restaurants ou des troquets. Ça facilitait grandement l’approvisionnement de la maisonnée et ça permettait d’inviter les copines et les copains pour pas un rond.” 

Marcello imite un garçon de café avec son calepin et son crayon et prend un fort accent parisien.

– “Monsieur prendra comme d’habitude ?  Le menu du jour je suppose ? ”

Reprenant avec sa voix normale,


– “en fait, mes amis serveurs commandaient en cuisine ce qu’il y avait de plus cher, du homard, du foie gras, etc. Mais quand l’addition arrivait, c’était bien sur le menu le moins cher qui était facturé. Je vous raconte tout ça, pour que vous compreniez bien que ce qui m’est arrivé par la suite est totalement indépendant de ma volonté, que je n’y étais nullement préparé et que je n’en n’avais absolument pas rêvé.

Paradoxalement, arrive l’année mille neuf cent soixante-huit, j’ai vingt ans, je fais mon petit bonhomme de chemin, mais Paris est à feu et à sang. Autre détail qui a son importance, il ne vous a pas échappé que j’ai un nom de famille méditerranéen, pas tout à fait français disons. Pour ne rien vous cacher, il est d’origine d’une île qui fait parfois beaucoup parler d’elle, hélas, rarement en bien.

Donc, un beau matin de mai, précisément un mercredi où j’étais en repos,

 “22 mai 1968 – Trois heures de l’après-midi – Le printemps qui refleurit – Fait transpirer le macadam”

Ça ne vous dit rien ? Non, c’est une chanson de notre Rimbaud moderne. Ce n’est pas grave. Je vous ferai écouter quelques morceaux choisis de sa discographie. J’ai l’intégrale !

Donc, précisément, ce jour-là, je trouve dans notre boîte aux lettres en métal tordu de notre petit havre parisien, une convocation officielle en provenance d’un éminent notaire du 16e arrondissement. Bien écrite à la machine à écrire, dans un langage à vous faire peur, elle a comme motif pour l’invitation à la surprise party : “affaire vous concernant”.

Pour ma part, je suis à mille lieux de fréquenter ce genre d’officine, je crois même que je n’en connais pas l’existence et encore moins de me soucier de papiers administratifs et d’autres affaires, d’ailleurs, je n’ai pas d’affaires, car je vis au jour le jour !

Le jour dit, un peu inquiet, ayant pris un congé exceptionnel, je me rends à l’adresse du dénommé office notarial. Là, dans son bureau sombre et austère, l’officier ministériel, chauve de son état, me recevant comme un ministre, me fait lecture d’une lettre d’un concitoyen qui porte à peu près le même nom de famille que moi. Seul un “s” final nous différencie.

Il apparaît que depuis l’âge de 15 ou 16 ans, l’homme vit une grande partie de sa vie en Argentine. Installé dans la pampa, il y fait fortune dans l’élevage bovin.

Pour la petite histoire, sachez que dans les années 1930, c’est un pays dont le PIB est juste au-dessus de celui de la France. En Europe, c’est depuis un siècle environ, l’époque industrielle, la paysannerie périclite, c’est le fameux exode rural. La main-d’œuvre non qualifiée de la campagne peine à trouver du travail en ville. Phénomène connu et ininterrompu, face à la misère et la famine, beaucoup de paysans se décident à tenter leur chance ailleurs. Encouragés par une loi « d’immigration et colonisation » qui facilite l’installation des moins de 60 ans, beaucoup débarquent en Argentine.

On parle notamment de deux millions quatre cent mille Italiens et cela ne vous étonnera pas beaucoup, la plupart provient des îles. D’ailleurs, encore aujourd’hui, on dit que la plus grande ville d’Italie, n’est ni Rome, ni Milan, mais Buenos Aires avec ses onze millions d’habitants dont trois assurément descendants italiens. Un quartier s’appelle d’ailleurs Palermo. Certaines traditions peu louables du pays d’origine perdurent encore aujourd’hui. Il n’y a qu’à voir les récents scandales politico-financiers même au plus haut sommet de l’État. Mais c’est une autre histoire.

Dans le lot de migrants, il y a cet individu que je ne connais ni d’Eve ni d’Adam. Si moi, j’ignore tout de son existence, ce n’est pas son cas. Lui sait qui je suis. Pour de sombres raisons, le notaire, tout en se grattant le front, me  mirant par intermittence derrière sa paire de lunettes en écailles style 1900, m’annonce que, pour ce qui est de la partie détenue en france de la colossale fortune, je peux compter dessus, car il me la lègue. Il ajoute qu’à ma majorité, j’en disposerai librement, car une grande partie est “liquide”. J’hérite notamment de cet immeuble et d’une somme qui même après impôt, me permet de vivre sans compter les intérêts, au bas mot jusqu’à 150 ans.

Il y a néanmoins une petite contrariété, en 68, je ne suis pas encore majeur. J’attends donc un an avant de toucher le pactole. Ceci me laisse le temps de me faire à cette drôle d’idée. C’est ainsi, ma chère Lilia, que depuis le jour de mes 21 ans, je n’ai plus jamais eu le souci de savoir comment j’allais finir le mois. Quant à la question qui sans nulle doute vous brûle les lèvres, c’est bien normal, qui est de savoir d’où vient cet argent, ma réponse honnête est que c’est une longue histoire que je n’ai, loin sans faux, pas achevé d’élucider. Je sais seulement que c’est un gros éleveur de la pampa, au passé trouble, pour lequel il n’est pas aisé de trouver des témoins et le peu que j’ai pu contacter lors de quelques voyages sont formels, ils m’ont tous déconseillé d’y mettre mon nez. Quant à savoir pour quelle raison, je suis un de ses héritiers et quels sont les liens nous unissant, mon enquête est en cours par intermittence, lorsque j’ai le temps ou qu’il y a des nouveaux éléments. Pour l’instant, je n’ai pas le moindre indice.”

Marcello se sert de terrine. Il fait l’ajustement des verres en eau et en vin. Lilia, se méfie, elle a déjà absorbé une bonne dose d’alcool. Elle décide de tremper davantage ses lèvres dans le verre blanc que dans le rouge.

– “Comment avez-vous vécu cette nouvelle ? Ça a dû vous faire un choc !”

– “Je n’ai pas réalisé de suite, j’ai continué à bosser, à vivre en colocation, je n’en ai pas trop parlé. À vrai dire, je croyais à une erreur. Et puis ma majorité est arrivée l’été suivant. Il a fallu rapidement s’occuper de cet immeuble. J’ai revendu le rez-de-chaussée et l’aile du fond, puis avec les copains, on a investi le reste pour y résider. Mais bon, comme je ne suis ni casanier, ni un homme d’intérieur, je fais faire l’entretien courant par des intervenants et de temps en temps, je fais refaire une pièce, une aile. En fait, pendant 50 ans, cet endroit ne fut qu’un camp de base. Je m’y logeais entre deux voyages.”

– “Vous aviez un métier qui vous faisait beaucoup voyager ?”

– “ Et bien, Lilia, s’il y a une fierté dans ma vie, c’est celle de ne pas avoir de métier. Je ne sais rien faire, je ne suis formé à rien, je ne produis rien. En cela, je pense que je suis toujours au même stade qu’avant que me tombe dessus le paquet de flouze.”

– “Donc, votre métier, c’est de voyager ? [Large sourire]

– “Oui, Lilia, à l’abri du besoin, j’ai décidé de visiter la planète avec comme seul bagage un appareil photo. Je ne suis pas reporter de guerre, je ne vais pas sur les lieux de conflits. Je regarde ce monde vivre et je vis avec lui. Et quel monde ! J’en suis encore émerveillé. C’est un luxe fabuleux. J’adore me comporter comme un globe-trotter aux côtés des habitants que je côtoie, avec qui je vis.

C’est très étonnant de ne pas avoir de soucis d’argent. C’est ce qui m’a libéré et permis de vivre pleinement le présent, les instants, les rencontres. De prendre le temps. Je ne fréquente pas trop les hôtels et encore moins les palaces. Je reste souvent au même endroit parfois six mois, parfois plusieurs années, avec et chez les gens. Je bosse avec eux ou quand ils en ont besoin, pour eux. Je participe de façon invisible aux frais de la famille, à la scolarité des enfants, au coût des soins, aux transports. En échange, je suis adopté en quelque sorte, ils m’apprennent leur vie, je leur apprends ce que j’ai moi-même appris ailleurs et je suis totalement libre de faire les photos que je veux. C’est mon bloc note.” 

– Votre situation n’est-elle pas dérangeante pour voyager ?

– Vous savez Lilia, je ne voyage pas en fait, je vis. Mes hôtes ne savent pas que je suis dans l’aisance absolue. Je ne donne jamais d’argent directement. Je file du fric à droite, à gauche, sans le dire, sans le faire savoir. Je finance des ONG ou des associations pour stimuler des projets, donner un coup de pouce aux plus déshérités, pour lutter à long terme contre des fléaux durables ou pour réparer des dégâts de catastrophes ou de guerres. Aujourd’hui, en plus c’est merveilleux, grâce à Internet et les plateformes dédiées, on peut aussi financer des artistes, des auteurs, des projets, des défis sportifs. Je vais vous rassurer, Lilia, la richesse n’est vraiment pas un problème. Ce n’est ni un poison, ni un souci, sauf si on a l’obsession de toujours en gagner plus. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi je vous dis tout ça. Vous avez ouvert un sujet sur lequel j’ai toujours préféré le secret. D’habitude, je n’en parle jamais.

– Vos amis ne connaissent pas votre situation ?

– Mes amis savent que j’ai hérité et que je ne suis pas à plaindre, mais ils sont loin d’imaginer à quel point. En général, on me prend pour un photo-reporter arrogant et prétentieux parce que je décline les demandes d’expositions ou de publications sauf si c’est pour une cause humanitaire. Je snobe les clubs de riches, les soirées mondaines et tout le tintouin. En réalité, toutes ces années, je me suis fait davantage de vrais amis ailleurs dans le monde entier, qu’ici. Je parle de gens sur lesquels on peut vraiment compter. Mes vrais amis d’ici ou d’ailleurs, ne m’ont jamais demandé un sou ! Mes amis d’enfance, eux, sont aussi toujours là, enfin ceux qui ne sont pas morts. Ils sont toujours les mêmes, rien n’a changé dans nos relations. Surtout qu’eux, ils savent d’où je viens.”

Justement, d’où peut provenir cet énergumène ? Lilia est un peu abasourdie par ce qu’elle vient d’entendre, comme un aveu d’une vérité cachée depuis longtemps. Elle est surprise de savoir cet homme si étrange, si simple, si riche. Mis à part son logement, rien ne le différencie des autres laborieux. Train de banlieue, bistrot, taxi parfois… Pas de gens de maison, ni de décor pour en mettre plein la vue. Pas d’accent parisien, ni italien, une pointe du sud parfois. Lilia a une folle envie d’en savoir davantage. Elle ruse et se lance, curieuse.

– “Vous êtes né à Paris ?”

– “Oh non, si vous le saviez ! Je suis né sur la baie d’Halong, abandonné dans une jonque. Enfant, j’ai remonté le fleuve Nil jusqu’à sa source puis descendu les chutes du lac Victoria. Enlevé par des trafiquants d’ivoire, sur le Niger, je me suis retrouvé sur un boutre attaqué par des Somaliens affamés. Envoûté au son des tam-tams vaudou, j’ai consommé des racines qui m’ont donné la fièvre plusieurs semaines. À force de manger des insectes, j’ai repris le dessus et j’ai fini par réussir à m’évader et à rejoindre un port dont je ne sais plus du tout où il est. Embarqué sur un cargo rouillé qui s’est échoué au Brésil, j’ai erré quelque temps avec les frères de la côte. Perdu, seul, ne parlant pas la langue, j’ai vaincu l’adversité dans le Sertao pour finir accueilli par une tribu au fin fond de l’Amazonie. Je ne vous parle pas des Caraïbes et de ses pirates, ni des eaux tumultueuses de l’Atlantique, de la traîtrise de l’océan indien et encore moins des atolls de la Polynésie. Voilà mon enfance, une enfance de rêve et d’aventures qui m’a préparée au voyage, qui m’a donné le goût d’aller vers l’autre. Une enfance heureuse à laquelle tous les enfants devraient avoir droit. Heureuse, même si a 10 ans une torpille a fait basculer le cours de ma petite histoire et a quelque peu troué mon espace de liberté, limiter mes voyages et fêler ce bonheur fragile en m’apportant successivement quatre parents, tous formidables. Les premiers étaient de modestes mais généreux pécheurs côtiers, les deuxièmes, tout aussi provinciaux, lui industriel d’une usine sur le déclin, elle femme au foyer… Mais je ne vais pas vous saouler avec ça !”

Marcello retire la première assiette et d’une voix légèrement fatiguée, avec un regard peut-être un peu triste, absent, se lève et dit à Lilia :

– “ Servez-vous copieusement de pâtes et de sauce. Ne bougez pas, je vais déposer les assiettes et chercher quelque chose, je reviens.”

Lilia est un peu KO. Elle ne sait plus trop que faire des confidences de Marcello qui pour le coup, deviennent un peu lourdes et confuses. Elle s’inquiète de la suite de l’histoire et surtout, quelle va en être l’issue ? Serait-elle tombée sur le plus gros mytho de la planète ? Tous ces voyages, ces origines, son passé, cette fortune, ou se situe la vérité ?

-” Voilà “ dit Marcello à nouveau souriant, il pousse la desserte sur laquelle sont posées deux grandes cloches. Une en argent, l’autre en verre.”

 Il a visiblement passé de l’eau sur son visage. Quelques mèches de cheveux sont humides.

– “J’ai amené la suite, nous n’aurons plus besoin de nous déplacer. Fromages et dessert et hop au lit, à moins que vous ne souhaitiez que je vous borde et ne vous lise une histoire, une longue histoire ? Ce n’est pas ce qui manque chez moi les histoires !”

Il a retrouvé son sourire qui fait monter majestueusement sa moustache, plisser ses petites rides et dévoiler ses dents blanches. Cela suffit à Lilia pour se détendre. Un homme qui sourit ainsi, ne peut pas être un mauvais homme !

– “Quelle est la nature de votre petit-déjeuner du matin Lilia ?

 Saucisses fumées, charcuterie, bacon, orange pressée, ananas peut-être, omelette ou œuf au plat. Pain grillé, brioché ? Corn Flakes ou autres réjouissances céréalières ? Thé Earl Grey, Jasmin, menthe, tisane peut-être, le tilleul n’est pas de votre âge, mais bon chacun ses goûts, café arabica, moka ? Nuage de lait, bière, champagne ?

Je ne plaisante pas Lilia, un petit-déjeuner au champagne de temps en temps, c’est délicieux !”

Se retournant vers la desserte, il attrape une espèce de paquet posé sur la tablette inférieure.

– “Ha, Lilia, vous qui aimez les histoires, je vous ai apporté ça ! ”

Il lui tend un paquet de feuilles A4, grossièrement reliées par des agrafes. En couverture, un rhodoïd transparent laisse apparaître un titre, en gros caractères majuscules et gras bien lisible : “LE FOSSOYONS”. Il effeuille la centaine de pages, Lilia constate qu’il est imprimé du début jusqu’à la fin.

– “ Lilia, avec les effets du vin, du décontractant et ça en plus, vous n’allez avoir aucun souci pour vous endormir.

C’est l’œuvre d’un de mes amis scribes. Trouvant ma petite vie enfantine à son goût, il m’a interrogé et produit cet écrit à partir duquel il a plusieurs projets dont j’ignore encore tout. Ça va vous intéresser. C’est moins épuisant que de m’écouter et quand l’envie vous en prend, vous fermez la page et vous passez à autre chose. Vous en conviendrez, c’est plus délicat à faire en face-à-face. C’est l’unique exemplaire. Je dois le relire, le corriger, lui donner mon avis et au besoin lui fournir des précisions. Cette histoire me concerne, c’est celle de mon enfance. Pendant un an, il a eu l’idée merveilleuse de m’inviter chez lui le soir et autour de repas fabuleux de m’interroger jusqu’à point d’heures. Il a un remarquable whisky qui favorise l’élocution, mais parfois, trouble un peu la mémoire. Plusieurs fois, j’ai dû rejoindre sa chambre d’ami, car il avait un peu forcé sur le service, sans que moi, faut bien l’avouer, je ne fasse pas l’effort de le freiner dans son élan.”

Le repas se poursuit naturellement, mais la fatigue gagne Lilia et Marcello. Fromages et desserts sont vite avalés.

– “Allez, Lilia, après cette rude journée, allez vous reposer. Demain sera un autre jour. Francesca fera un brin de ménage, ne vous affolez pas. Elle ne vous dérangera pas, je lui laisse les consignes par textos. Vous vous levez quand vous voulez !”

Marcello se dirige vers Lilia, elle a le manuscrit sous le bras, il lui prend ses deux mains qu’il caresse de haut en bas, puis, sans réfléchir, pose un baiser sur le front de la jeune femme en lui souhaitant une douce et agréable nuit.

Le couloir s’allume automatiquement et chacun part dans un sens opposé. 

Marcello ne sait toujours pas ce que Lilia prend comme petit-déjeuner.

Texte, prise de vues, montage, traitement © JJF - 2021

 

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