Fiction – MATAHI – Quinzième épisode

Le Fossoyons

Temps de lecture approximatif : 9 – 12 minutes.

A peine arrive-t-elle dans la chambre, que celle-ci, à l’instar d’une galerie des glaces versaillaise, s’illumine de tous ses feux. Un ruban de leds jaune marque la limite du plafond. De petites appliques dorées, nombreuses, diffusent au travers d’un abat-jour ajouré, quelques ombres étranges sur les murs. Le seul fait d’actionner la fermeture de la porte suffit à ce que progressivement l’intensité lumineuse diminue. La pièce banalement rectangulaire et anguleuse devient par artifice diaphane un douillet cocon.

Un brin de toilettes et hop, le manuscrit à la main, Lilia s’engouffre avec entrain et impatience dans le drap en satin, tout propre, tout neuf. A sa surprise, le fait de pénétrer dans le lit déclenche encore une nouvelle programmation. L’éclairage général diminue toute en lenteur jusqu’à s’éteindre et laisser place à une quasi-obscurité. Assurant la transition lumineuse et reprenant le flambeau, les lampes de chevets, hésitantes, s’allument faiblement. Telles des bougies qui scintillent, elles semblent chercher elles-mêmes le niveau d’intensité le plus adapté à la situation. Après quelques variations, le flux se stabilise et aboutit à un rayonnement doux, suffisant mais discret. A la manière d’un théâtre, au fur et à mesure que la lumière bascule d’un état à un autre, la physionomie du lieu change. Tel le brigadier frappant les planches pour annoncer le début de la représentation, exiger le silence et réclamer l’attention du public, à l’endroit de chaque oreiller, se forment deux cercles clairs. La nuit s’est installée, calme, pacifiée, le jour a cédé sa place aux rêves !

Lilia se sent bien, ni trop chaud, ni trop froid, en sécurité, confortablement installée. Il lui a même semblé que le plafond s’est abaissé de quelques centimètres, peut-être est-ce pour conserver une chaleur bienveillante et assurer le niveau de confort optimum.

Elle est impatiente de lire et de découvrir l’intimité de cet enfant. Si ce n’est y pénétrer, elle espère effleurer un bout de son existence. Comme l’on tire le fil d’une pelote de laine, elle émet le vœu de vivre au fil du récit, ne serait-ce que partiellement,  un peu de sa vie privée et découvrir sa vision enfantine de l’époque. Ces écrits sont, en quelque sorte, une porte dérobée. Elle permet d’entrer par effraction, en silence, dans l’enfance peu ordinaire de cet homme étonnant.

Bien calée entre les deux coussins moelleux, couchée sur son flanc gauche, la tête appuyée sur la paume de sa petite main grande ouverte, elle a posé face à elle, juste à l’intersection des deux halos, le lot de double pages imprimées. Au coin droit, son doigt se tient prêt à éviter toute interruption dans le déroulé de l’histoire en faisant tourner et tourner les pages de cet important volume autant de fois que nécessaire. Il lui tarde de vérifier la véracité des épopées abracadabrantes du jeune garçon.

Comme lorsqu’il nage dans le bleu du lagon, Matahi est dans son élément, plonger dans l’intensité noire de cette écriture en gros caractères, lui semble être le sien. Elle a hâte de s’y immerger. Dévoreuse de mots, elle se prépare à une longue apnée. Elle meurt d’envie de se laisser envoûter par les sentiments, les sensations, les décors, les actions que les locutions, les phrases, les expressions lui révèleront.

Tel un découvreur de grotte, elle veut explorer la vie de ce jeune garçon qui court soi-disant à travers le monde. Elle qui n’a connu pour tout horizon exotique que l’herbe grasse de ses vacances dans les vallons limousins parsemée des bouses de vaches du même nom et ensuite le macadam déchiré des cités dortoirs de la banlieue parisienne laminées par l’ennui et de désoeuvrement de ses CDD à répétition, elle se projette déjà dans les yeux de l’enfant aventurier.

Elle veut connaître les sensations que procurent les choses qui lui semblent avoir du sens. Elle veut découvrir la réalité d’être un gosse du monde. Elle veut tout savoir de la genèse de cet individu dont elle ne connaît qu’un côté de la pièce, la face adulte. Avait-il une famille ? Quel enfant a-t-il été ? Révolté, docile ? Vers quel versant son adolescence a-t-elle penché ? Et si Matahi c’était  lui ?

Fatiguée, épuisée même, mais apaisée, prête au combat, elle est bien décidée à lutter de toutes ses forces contre le sommeil et à se laisser embarquer toute la nuit s’il le faut pour, à l’aube, tout savoir de la vie de son compagnon de petit déjeuner. Elle veut absolument avoir les idées bien claires pour le questionner efficacement sur les zones d’ombres, toutes les zones d’ombres !

Chapitre 1 – 1958 – En bordure de la Méditerranée

Mer calme, temps sec, vent léger, c’est l’été.

Chaleur douce, cieux cléments,  nuit chanceuse.

Quelques nuages clairsemés dessinent de vagues reflets.

Une demi-lune discrète, transperce timidement le voile parfois opaque, mais le plus souvent transparent et vaporeux.

Loin de toute cité, loin de tout axe routier, aucun éclairage public, aucune électricité.

Sur la grève désertée de la baie dépeuplée, ce pourrait être, ce devrait être le silence nocturne si caractéristique de l’endroit. 

Habituellement, en cette période de l’année, seule une rumeur légère rythmée par le va et vient du flux et du reflux sonorise le décor.

Pourtant, par intermittence, de surprenantes et étranges sonorités écorchent la noirceur, égratignent le calme, troublent l’instant.

Sourd tintamarre. Bien qu’assourdis, ces timbres si particuliers sont facilement identifiables : écrasement de graviers, pas étouffés, métal hurlant contre caillasse fracassée, fer qui ripe, pierre qui roule, grains de sable qui s’enfuient. C’est un entrechoquement de bruits multiples. Des tempos variés, secs, nets, durs, courts ou sourds, parfois liquides, mais le plus souvent des crissements, des claquements : ronron typique d’un bruissement de roulement.

Soudain, un court silence stoppe net le déroulé de l’histoire en cours. Un essoufflement, une respiration forte, haletante, reconnaissable, celle d’un enfant qui râle, déchire de son soupir cette suspension du temps. 

De la fatigue ? De l’énervement ? Un besoin de reprendre du souffle ? À peine le temps d’une pause, d’un instant nécessaire pour récupérer de l’oxygène, de retrouver de la force et le singulier concert de la ferraille qui cercle la roue en bois, reprend son court comme si de rien n’était.

Tel un veilleur esseulé : il marche, il pousse, il souffle, il crache aussi.

Sur ce vrai gravier, mais faux chemin, comme chaque nuit, le même tracé, le même horaire, la même symphonie qui se déplace d’est en ouest. Le roulis régulier des vaguelettes qui se meurent lentement sur la plage, à deux pas, l’indiffère. Tout à son effort physique, aucune pensée n’encombre son mental. Il a mis son cerveau de gamin au repos. Aucune dispersion ne peut le perturber, il est pressé d’en finir. Il garde le rythme. Il maîtrise la cadence ! Il garde le cap !

Dans la pénombre, assuré, blasé, il avance. 

Sans hésitation, ni discrétion, comme on poursuit une quête, entre terre et mer, parmi les gravillons, il trace son sillon.

Il n’a que dix ans. Fluet mais loin d’être fragile, il est en nage et aussi en rage. 

Une dizaine de minutes pour l’aller, plus du double pour le retour, fatalement plus compliqué.

Deuxième enfant au milieu de quatre sœurs, Marcello, second homme de la famille après le chef, absent, et pour cause, quel que soit l’état de la météo ou presque, est tout désigné pour la servitude nocturne. Sa mission : ramener à la maison son premier homme, le mâle de la famille :  Luigi, son père. Pêcheur côtier de son état, pour lequel, comble du marin, il y a des tempêtes qu’en aucune circonstance il ne sait affronter. Il y a des démons que jamais il ne réussit à vaincre. Il y a un liquide dans lequel il ne sait pas nager. Comme tous les soirs, dans la baraque nauséabonde qui sert de bistrot, à l’autre bout de la grève, résigné, affalé, il coule lamentablement, immanquablement, fatalement.

Ils ne le savent pas, mais ce soir, c’est leur dernier voyage.

Lilia se sent partir. La chaleur du sable moelleux traverse l’étoffe. Elle monte en elle et engourdie son corps. La pirogue ondule à  nouveau tranquillement, sans aucun à coup, la vague la berce continuellement, formidablement. Allongée sur le dos, les yeux mi-clos, elle aperçoit à travers un voile un astre frileux, peu lumineux. Au-dessus de son visage, passe une ombre. Sûrement une mouette qui s’envole. Elle retrouve le bien-être de cet insouciant Matahi. Elle le voit se baigner, se prélasser dans l’eau tiède, sa peau dorée, brillante, ruisselle. Il lui sourit, puis, avec une démarche gracieuse et légère, il se rapproche.

D’une main aérienne, attentionnée, chaude, il soulève délicatement le satin du drap. Léger frottement. La main remonte le long de la jambe droite. Au frôlement du genou, la soie du pyjama se plisse. Arrivée au niveau de la hanche : petit arrêt. Il lui prend sa main, la frotte lentement, de haut en bas, caresse ses doigts, lui prend la gauche, la frotte pareillement puis joint les deux qu’il pose agréablement croisées, à peu près au niveau de son bas ventre tout chaud. Avec précaution, s’échappant lentement du tissu, avec la légèreté d’un papillon, la main se pose sur son front. Elle sent la paume légèrement s’appuyer, marquer un temps d’arrêt de quelques secondes puis se retirer. Une nouvelle fois dans un bref mouvement d’air, elle perçoit ce passage obscurcissant puis à nouveau le silence absolu se fait entendre. 

Sortant de sa torpeur nocturne, Lilia se rend compte qu’elle ne rêve plus. La porte de la chambre semble entrebâillée. Un mince faisceau de lueur filtre par une interstice laissant au sol quelques ombres à peine colorées, puis lentement elle se réduit jusqu’à disparaître brusquement. Elle allume la lampe de chevet. Elle balaie la pièce du regard. Elle est vide, il n’y a personne et pourtant…

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